Les éclairages de Saverio
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Eclairage de Saverio
Mode ZEN

Les origines du sentiment d'abandon

Se sentir abandonné ne signifie pas forcément être abandonné. Il existe une marge entre l’impression et la perception d’une réalité. L’impression relève d’une croyance ou d’une idée que je me fais sur une situation. La réalité est déformée par la lecture ou l’interprétation que j’en fais. Au contraire, la perception révèle la réalité telle qu’elle est dans l’instant. Ainsi, se sentir abandonné découle soit d’un abandon réel du présent, soit d’un abandon passé qui vient recouvrir le présent de toute la force des émotions qui lui sont associées dans la mémoire.

Entre ces deux pôles, il est évident qu’un abandon actuel peut venir réveiller les douleurs endormies d’anciennes blessures d’abandon. Le sentiment d’abandon peut donc avoir de multiples sources.

Le premier lien vital

Un soir, en séance, Etienne est déboussolé et irrité parce que son psychanalyste a regardé un bref instant par la fenêtre. Etienne se sent abandonné. Le psychanalyste lui affirme qu’il écoute attentivement même lorsqu’il regarde ailleurs, que cela ne l’empêche pas d’entendre ce qu’il lui dit. Ces éléments de réalité ne rassurent pas Etienne qui continue de se sentir abandonné et ne vient pas à la séance suivante… Nouveau né, après seulement une semaine, Etienne a été séparé de sa mère pendant quelques jours, car elle devait être opérée. Confié à des nourrices de l’hôpital, anonymes pour lui et s’occupant de plusieurs nourrissons en même temps, Etienne a perdu contact pour un temps avec la chaleur, l’odeur, la voix, le corps qui représentaient sa mère pour lui. Même s’il se débrouille très bien dans sa vie d’adulte, Etienne garde une fragilité au plus profond de lui-même : il craint que le départ brutal et inexpliqué d’une personne importante pour lui ne se reproduise à l’improviste. Du coup, il lui arrive de mal interpréter de menus événements de son quotidien en étant persuadé qu’il est abandonné alors que ce n’est pas le cas. Plus encore, jusqu’à présent, dans ses relations amoureuses, Etienne a soigneusement évité de trop s’engager et de trop se lier à son partenaire pour ne surtout pas risquer d’être abandonné de nouveau.

Pour un nourrisson, perdre la présence de sa mère durant plus de quelques heures, c’est perdre sa mère, assister à sa disparition, craindre qu’elle ne soit morte et peu à peu sombrer dans l’angoisse de disparaître lui-même, de ne plus exister, de ne plus être là. Son miroir humain s’est effacé ; s’efface alors aussi pour lui la possibilité de se percevoir comme un être présent et existant. L’abandon du tout petit aura donc des conséquences durables et profondes sa vie durant.

La mort déchire la trame de l’être

Le décès d’un être cher est une des épreuves d’abandon les plus radicales. Soudain tout semble s’écrouler autour de soi. Le monde intérieur lui-même s’effondre et tous les repères volent en éclat. Une rupture brutale génère une faille dans la continuité de l’être. Un fort sentiment d’étrangeté à soi-même, aux autres et au monde submerge le sujet, en même temps qu’une immense douleur qui fait craindre de devenir fou. Angoisses, hurlements, prostration, perte de l’appétit et du sommeil en sont les principales manifestations, suivies d’un fort abattement qui peut durer quelques temps ; puis vient la tristesse, une tristesse profonde, lancinante, écrasante.

Un adulte peut comprendre que la mort qui a emporté un être cher n’est pas un abandon volontaire, que la personne décédée n’a pas fait exprès de l’abandonner. En revanche, un enfant peut se sentir réellement abandonné par la mort d’un proche important pour lui (de sa génération ou des générations précédentes). Où est-il parti ? Pourquoi m’a-t-il laissé ? Qu’ai-je fait pour qu’il ne veuille plus me voir ? De nombreuses questions assaillent l’enfant, questions auxquelles il ne sait pas répondre et qui lui font expérimenter l’absurdité du monde, voire le désespoir.

Une autre situation est très pénible pour un enfant : lorsque son père ou sa mère est absorbé par un deuil douloureux. Un de ses parents a perdu un être cher. Submergé par sa douleur, plongé dans sa détresse, le parent n’arrive plus à s’intéresser au présent et à son enfant. Il le délaisse et reste hagard, absent, sans réaction, sans intérêt pour le petit être qui a tellement besoin de sa présence et de son attention. L’enfant va alors peu à peu se sentir envahi d’une véritable souffrance d’abandon.

Toutes ces expériences de deuil, direct ou indirect, vont laisser une empreinte profonde chez celle ou celui qui les a vécues. Leur mémoire inconsciente sera réactivée de façon inopinée dans le présent par des situations de rupture, de séparation ou même d’éloignement, laissant l’adulte dans un mystérieux et désagréable sentiment d’abandon qu’il ne s’explique pas.

L’enfance brisée par la violence

Depuis des siècles, de nombreux auteurs ont décrit la violence des adultes sur les enfants. Comment est-il encore possible que - malgré tous les récits que nous connaissions – la violence sur les enfants puisse continuer à être perpétrée ? Cette violence peut être morale, physique, voire sexuelle.

Quelle que soit la nature de cette violence, l’enfant violenté est abandonné, de fait. L’adulte qui est son référent, à l’école ou dans la famille, lui fait subir ce dont il devrait au contraire le protéger. Le monde bascule dans l’horreur de l’incompréhensible, et parfois de l’inhumain. Pour l’enfant, il n’est plus possible de vivre comme avant. D’une part, il ne va plus pouvoir faire confiance à certains adultes et va se méfier de leurs paroles ou de leurs actes. D’autre part, il ne peut plus se constituer à partir de repères solides sur ce qui est humain et ce qui ne l’est pas, ce qui est valeureux et ce qui ne l’est pas. Il a vécu l’inverse de ce qu’il sait être bon pour lui, car tout enfant (avant d’avoir été violenté) a une intuition très sûre de ce qui est bon et respectueux pour lui et pour les autres enfants. Pourquoi l’adulte a-t-il recours à la violence ? Que fait-il ? Que lui arrive-t-il ? Tout cela n’a pas de sens. L’abandon que vit l’enfant est à la fois affectif, relationnel, et surtout symbolique.

L’enfant violenté va donc devenir méfiant malgré lui, réservé, timide, replié sur lui-même, ou au contraire provocateur, agité, turbulent, et souvent violent à son tour sur d’autres enfants. Comme l’abandon, la violence risque de se reproduire dans un cycle sans fin de répétitions.

Après de telles blessures d’abandon, l’enfant qui grandit vivra mal les situations de violence, voire seulement les situations de conflits ou de confrontations, inévitables dans la vie à plusieurs. Il les fuira radicalement, les évitera soigneusement, ou au contraire les amplifiera en s’y jetant à corps perdu, en y mêlant aussi l’incompréhension et les ressentiments de ses déboires passés.

Le drame de l’enfant relais

L’attraction sexuelle, sociale ou amoureuse qui donne naissance à un couple est un mystère. La volonté, le désir puis la décision de concevoir un enfant le sont également. Beaucoup de parents ont des enfants pour faire comme leurs parents ou leurs amis. Entre l’idée qu’ils se font de l’enfant à venir et l’enfant réel qui arrive au monde, le décalage est souvent grand. Sans compter que les parents, eux aussi, ont leur lot de difficultés personnelles ou relationnelles, leur histoire avec ses bons et ses mauvais moments, notamment tous ces événements qui ont été mal vécus durant leur enfance. L’enfant qui vient et qui grandit auprès d’eux va raviver en eux le meilleur comme le pire.

La tentation est grande pour les parents d’utiliser consciemment ou inconsciemment tel ou tel de leurs enfants pour combler leurs manques, ou pour réaliser ce qu’ils n’ont pas pu réaliser, ou encore (cela arrive malheureusement aussi) pour se venger de ce que leurs propres parents leur ont fait subir. Au lieu de recevoir respect, attention, et amour, l’enfant va donc être au centre d’une multitude d’interactions qui n’ont rien à voir avec lui directement, mais qui sont la reproduction plus ou moins atténuée (ou renforcée) de situations difficiles de l’enfance de ses parents.

Plus encore, lors d’épisodes de maladie ou de chômage, lors de brouilles ou de disputes entre les parents, voire après une séparation ou un divorce, il n’est pas rare de voir un parent s’épancher auprès de tel enfant, en faire son confident, encombrant l’enfant de préoccupations d’adultes qui font de lui un conseiller ou un infirmier. Cette place de soutien dépossède l’enfant de son enfance. Il est alors légitime qu’il se sente abandonné, même si son amour pour ses parents l’empêche d’en prendre vraiment conscience et surtout de le dire clairement, ce qui permettrait à la relation entravée d’évoluer vers plus de respect et de justesse. Bien entendu, il est possible qu’un enfant aide son parent, par exemple ponctuellement en l’écoutant exprimer ses émotions et ses sentiments, mais il n’est pas bon pour l’enfant de jouer le rôle de parent auprès de ses propres parents.

Tous ces abandons ne sont que trop peu visibles et évidents pour qu’ils puissent être reconnus. Ils vont pourtant, insidieusement, déstabiliser l’équilibre de l’enfant. Devenu adulte, il se retrouvera dans des situations de détresses ou de malaises incompréhensibles du point de vue de la réalité présente, avec un grand sentiment de désarroi. Découvrir que la perplexité face à la réalité d’aujourd’hui concerne des abandons invisibles d’hier sera alors le fruit d’une longue recherche sur soi-même, ses fonctionnements et son histoire.

La complexité des existences et des relations dans la famille, à l’école, au travail, est telle qu’aucun d’entre nous ne pourrait se targuer de n’avoir jamais vécu une situation d’abandon. Nous sommes tous susceptibles de nous sentir, un jour, abandonné et d’en souffrir. Celles et ceux qui le nient savent très bien qu’ils ont choisi d’endormir leur sensibilité pour ne plus en souffrir. Alors plutôt que de nous faire croire à d’improbables « résiliences », ayons l’honnêteté d’accepter que nos fragilités soient le signe vivant de nos blessures d’enfant, pour prendre soin de nous, mieux comprendre nos proches et éviter de reporter sur nos enfants les souffrances que nous avons vécues.

Saverio Tomasella, psychanalyste.
Pour aller plus loin
S. Tomasella, Le sentiment d’abandon, Eyrolles, 2010.

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