La méfiance comme forme d’exigence démocratique

Il est devenu presque banal de ne plus croire personne. Les politiques mentent, les experts sont achetés, les journalistes dissimulent, les institutions dissimulent encore plus. Cette méfiance généralisée, souvent perçue comme un symptôme de lucidité, se présente parfois comme une forme d’exigence démocratique : le citoyen éclairé ne gobe plus les discours, il questionne, soupèse, vérifie. Pourtant, ce réflexe critique permanent, lorsqu’il devient automatique et sans discernement, finit par miner les bases mêmes de la vie démocratique. La méfiance sans limite ne protège plus, elle désagrège.
La confusion entre vigilance et suspicion
L’idéal démocratique repose sur une tension féconde : celle d’un peuple qui délègue le pouvoir tout en restant vigilant. Mais lorsque cette vigilance se transforme en suspicion constante, elle empêche toute confiance minimale dans les règles du jeu. Refuser d’avance la bonne foi des élus, des magistrats, ou des chercheurs, c’est empêcher leur parole d’être entendue, quelle qu’elle soit. C’est aussi introduire l’idée que la vérité ne peut venir que de l’opposition ou de la marge, comme si toute forme de légitimité institutionnelle était suspecte par nature. On le constate dans les polémiques sur la vaccination, les accusations récurrentes de « dictature » sanitaire ou fiscale, ou les procès d’intention immédiats adressés à tout responsable. La logique devient alors circulaire : s’ils parlent, c’est qu’ils cachent.
Une démocratie sans confiance ne tient pas
Le contrat démocratique repose sur une articulation fragile entre la critique et la coopération. Sans un minimum de confiance dans les institutions, aucune décision collective ne peut être acceptée comme légitime. La méfiance excessive bloque le fonctionnement des corps intermédiaires, empêche les compromis, et transforme chaque réforme en affrontement. Elle délégitime d’avance tout discours rationnel, au profit d’émotions brutes ou de récits simplistes. Dans un tel climat, le débat s’efface au profit du soupçon, et les citoyens ne cherchent plus à comprendre, mais à démasquer. C’est ce que l’on a vu avec la multiplication des théories complotistes pendant la pandémie : l’État ne peut plus être maladroit ou inefficace, il devient forcément malveillant. À ce niveau, la méfiance ne construit plus rien, elle délite le socle commun.
Le fantasme d’un peuple pur contre un pouvoir corrompu
Ce rejet systématique du pouvoir repose souvent sur une vision idéalisée du peuple, présenté comme naturellement vertueux, et une vision homogène du pouvoir, vu comme intrinsèquement corrompu. Cette opposition binaire empêche de penser la complexité des responsabilités et des contraintes politiques. Elle rend suspecte toute position de responsabilité, comme si exercer le pouvoir trahissait nécessairement le peuple. Ce fantasme alimente une forme de populisme horizontal, dans lequel seuls les gens « ordinaires » seraient encore légitimes à parler. Pourtant, la démocratie suppose justement de faire vivre une pluralité de paroles, y compris celles des institutions. L’idéal ne devrait pas être une défiance absolue, mais une exigence critique accompagnée d’une écoute active. Il ne s’agit pas de croire sur parole, mais de permettre à la parole de circuler.
Un discernement devenu urgent
Il ne s’agit pas de réhabiliter la naïveté, ni de renoncer à l’esprit critique. Mais de reconnaître que toute méfiance qui ne s’accompagne pas de discernement devient contre-productive. La démocratie ne peut survivre sans un minimum de présomption de sincérité entre les acteurs. C’est dans l’espace de cette confiance relative que le débat peut se déployer, que les désaccords deviennent féconds et que la parole retrouve son pouvoir. Si la méfiance est le seul lien entre gouvernés et gouvernants, alors il ne reste plus qu’un face-à-face stérile. Or, ce qui menace aujourd’hui, ce n’est pas l’excès de pouvoir, mais l’impossibilité croissante de le partager.