Quand vivre seul(e) devient un repli identitaire

Il existe des solitudes choisies, fécondes, transitoires. Mais il en est d’autres, plus discrètes, plus figées, où la vie seule devient non plus une situation, mais un mode d’être à part entière. Non pas par goût ou confort, mais par glissement lent et inconscient. Ce n’est plus une phase, mais une identité. On ne vit pas seul pour être libre, on devient celui ou celle « qui vit seul », comme une fonction de protection psychique.
Du désinvestissement du lien au renoncement
Pour certains, vivre seul au départ est un soulagement. Mais à mesure que les années passent, les invitations s’espacent, les liens se distendent, et le monde extérieur devient flou, lointain. La solitude cesse alors d’être un choix, elle devient un repli, une manière de ne plus s’exposer, ni espérer. Le lien avec l’autre est trop incertain, trop exigeant. On finit par ne plus y investir d’énergie. C’est un désengagement progressif, souvent non formulé, mais total : moins de désir de lien, moins d’attente, parfois même moins de discours intérieur sur l’autre. Le sujet ne souffre pas nécessairement, mais il se dessèche doucement.
Un narcissisme défensif pour éviter la blessure
Ce figement n’est pas une indifférence. Il est souvent soutenu par un narcissisme défensif : le moi se replie sur lui-même, convaincu que l’extérieur n’apporte que déception, jugement ou intrusion. On s’isole pour ne pas être atteint, et à force, on s’identifie à ce retrait. L’image de soi devient celle d’une personne indépendante, solide, imperméable. C’est une construction de façade : elle protège un sentiment de vulnérabilité ou d’inadéquation. Mais plus on entretient cette image, plus il devient difficile de revenir vers l’autre. Le sujet redoute alors de devoir se réadapter, se mouvoir à nouveau dans une relation, et préfère l’inerte au risque.
Exemple : Thomas, seul depuis trop longtemps
Thomas, 47 ans, vit seul depuis plus de quinze ans. Il dit qu’il n’a « jamais trouvé chaussure à son pied » et qu’il préfère « éviter les complications ». Mais en séance, il reconnaît que l’idée même d’un lien intime l’épuise d’avance, comme s’il n’avait plus l’énergie psychique pour recommencer. Il se sent figé dans un quotidien structuré, sans affect visible. Il parle peu de ses émotions, ne se projette dans rien. Il comprend qu’il a arrêté d’attendre quelque chose de l’autre depuis longtemps, et que ce désinvestissement l’a protégé… mais au prix d’un appauvrissement affectif qu’il commence à peine à percevoir.
Quand la solitude devient une identité rigide
Il y a une différence entre vivre seul et être seul comme posture permanente. Quand la solitude devient l’unique récit de soi, elle enferme plus qu’elle ne protège. Ce n’est pas la solitude en soi qu’il faut questionner, mais la rigidité qu’elle finit parfois par imposer. Peut-on encore se relier sans perdre pied ? Peut-on redéployer un mouvement vers l’autre sans y voir une menace ? Sortir du repli identitaire, ce n’est pas changer de vie du jour au lendemain, mais ouvrir une brèche dans ce que l’on croyait immuable. Parfois, cela commence par une rencontre, une parole, une faille minuscule dans la répétition.