De la revendication à la rigidité : quand le mouvement devient dogme

Un mouvement naît d’une faille, d’une colère, d’un besoin de justice. Il rassemble, fédère, invente un langage. Mais avec le temps, certaines causes se figent. Ce qui était contestation vivante peut se transformer en doctrine close, insensible à la nuance ou au dialogue. Quand la revendication devient dogme, l’engagement cesse d’être un espace de transformation pour devenir un système de croyances rigide, parfois étouffant.
La cause comme point d’appui identitaire
Tout engagement profond s’enracine dans un vécu. La revendication permet à l’individu de se sentir aligné, de nommer une injustice, de se relier à d’autres. Elle donne une forme à ce qui manquait : une reconnaissance, un sens, une direction. Mais plus l’appartenance au mouvement devient centrale dans la construction de soi, plus elle tend à se fermer sur elle-même. Ce qui, au départ, était un levier d’émancipation peut devenir un abri psychique, où toute critique est perçue comme une menace personnelle. La cause cesse alors d’être un outil d’action et devient un marqueur d’identité.
Le rejet de la nuance comme protection
Un mouvement en quête de reconnaissance redoute le brouillage des lignes. Pour ne pas être récupéré, déformé ou affaibli, il peut s’enfermer dans une posture de pureté idéologique. Les zones grises sont exclues, les compromis suspects, les voix divergentes rejetées comme traîtresses. Cette logique binaire — pour ou contre, dedans ou dehors — protège temporairement le groupe, mais elle freine aussi sa maturation. En figeant ses codes, ses récits et ses figures, le mouvement se prive de la complexité du réel, et parfois même de sa propre évolution.
L’exclusion au nom de l’inclusion
C’est l’un des paradoxes les plus douloureux : certains mouvements nés pour accueillir les marges peuvent, en se rigidifiant, créer à leur tour de nouvelles formes d’exclusion. Le souci de cohérence devient parfois une chasse au déviant. Celui ou celle qui ne parle pas le langage exact, qui nuance, qui hésite, qui doute, peut être disqualifié·e. La cause devient condition d’appartenance totale, là où elle devait ouvrir à la diversité. Ce phénomène n’est pas propre à un courant en particulier : il se retrouve dans l’histoire de nombreux engagements, dès lors qu’ils se confondent avec leur propre survie.
Retrouver la souplesse initiale
Revenir à l’élan initial d’un mouvement, c’est retrouver sa capacité à penser, à écouter, à intégrer l’incertain. Cela suppose de se désidentifier partiellement de la cause, pour mieux la faire vivre dans le monde réel. Le mouvement ne s’affaiblit pas en acceptant la complexité : il gagne en profondeur. L’écoute de ce qui dérange, le dialogue avec l’extérieur, le droit au doute sont des signes de maturité politique, pas de compromission. Réinventer sans renier, c’est peut-être cela la forme la plus exigeante de fidélité à une lutte.