L’élite contre le peuple : un conflit réel ou une mise en scène ?

La rhétorique populiste s’appuie souvent sur un clivage aussi simple qu’efficace : d’un côté, un peuple homogène, vertueux, trahi ; de l’autre, une élite corrompue, distante, méprisante. Cette opposition binaire structure une grande partie du discours politique contemporain, au-delà même des partis dits populistes. Mais ce conflit correspond-il à une réalité tangible ou relève-t-il d’un artefact discursif habilement entretenu ?
Un ressentiment plus qu’une réalité structurelle
La France reste l’un des pays les plus égalitaires de l’OCDE, que ce soit en matière de redistribution, d’accès à la santé ou d’éducation. Mais cette relative égalité mesurée ne suffit pas à éteindre un profond sentiment d’injustice sociale. Ce que les données corrigent, les perceptions, elles, amplifient. De nombreux citoyens ont le sentiment que les élites économiques et politiques vivent dans un monde séparé, imperméable aux réalités quotidiennes. Ce ressentiment trouve racine moins dans les chiffres que dans les expériences vécues d’humiliation, de déclassement ou d’oubli. C’est cette dissonance entre égalité statistique et inégalités perçues qui alimente l’opposition entre « eux » et « nous ».
Un récit politique performatif
Mais cette opposition est aussi un outil narratif puissant, utilisé stratégiquement pour mobiliser l’électorat. En désignant un ennemi clair – les élites économiques, culturelles, politiques ou médiatiques – les leaders populistes simplifient les rapports de force et construisent une identité collective. Le peuple devient une fiction homogène, unifié par l’exclusion. L’élite, elle, est caricaturée, réduite à quelques figures emblématiques. Ce récit efface les tensions internes au « peuple » lui-même : il n’y a plus de classes sociales, plus de conflits d’intérêts, mais un grand corps blessé à défendre. C’est une construction discursive performative : en répétant le clivage, on le rend réel.
Des médias aux responsabilités partagées
Les médias traditionnels ne sont pas étrangers à cette mise en scène. En valorisant les figures polarisantes et les controverses, ils alimentent la dramaturgie du conflit. Le talk-show remplace le débat argumenté, les petites phrases font oublier les enjeux structurels. Ce traitement spectaculaire de l’opposition peuple/élite offre une visibilité décuplée aux discours les plus radicaux, tout en marginalisant les voix plus nuancées. Loin d’être un contre-pouvoir lucide, une partie du système médiatique participe à l’entretien du récit populiste qu’il prétend dénoncer.
Dépasser la logique du duel
La démocratie ne peut se réduire à un combat entre deux camps figés. Elle suppose la reconnaissance des différenciations internes, des conflits d’intérêts multiples, et surtout des médiations. Sortir de la logique populiste, ce n’est pas nier les inégalités ou la colère, mais refuser d’en faire un spectacle binaire. C’est redonner de l’épaisseur au politique, réhabiliter la complexité, retrouver des espaces où la critique de l’élite ne rime pas avec le rejet de toute expertise. Entre révolte légitime et mise en scène manipulatrice, le défi est d’ouvrir des chemins d’émancipation sans réduire le peuple à une posture victimaire.