Quand les liens d’amitié deviennent parentaux

Certaines amitiés prennent une tournure particulière : l’un semble guider, contenir, rassurer, pendant que l’autre demande, s’appuie, sollicite. Le lien devient alors asymétrique, presque éducatif, comme si une figure parentale venait s’y glisser silencieusement. Cette configuration n’est pas anodine. Elle peut rassurer, sécuriser, mais aussi révéler des évitements affectifs plus profonds, des peurs anciennes liées à la confrontation et à la réciprocité.
Le besoin d’un cadre affectif dans l’amitié
Dans un monde relationnel parfois flou, certains cherchent inconsciemment un ancrage fort dans leurs liens. Ils investissent alors une personne comme référente, soutien moral, cadre d’existence. Ce n’est pas une demande explicite, mais une attente muette : être guidé, apaisé, validé. Cette posture trouve souvent ses racines dans une histoire où les repères ont manqué : figures parentales instables, limites floues, insécurité de base. L’ami·e devient alors un substitut affectif, chargé de donner forme au monde, de contenir les angoisses, de définir le réel. Ce lien soulage, mais il fige : il empêche l’émergence d’une égalité émotionnelle, car l’un est toujours plus adulte que l’autre.
Éviter la réciprocité pour fuir la confrontation
Adopter une place « d’enfant » dans la relation permet aussi d’éviter le vertige de la réciprocité, là où l’on pourrait être mis·e en question, vu·e dans sa complexité, et confronté·e à l’autre comme un égal. Dans les liens parentaux, le rapport est clair : l’un sait, l’autre apprend. Dans l’amitié, ce cadre n’existe pas. Il faut composer, négocier, accepter les malentendus, se dévoiler. Pour certains, cette horizontalité est insécurisante. Ils préfèrent alors investir une position qui les protège : celle du petit face au grand, du dépendant face au solide. Ce n’est pas toujours une demande consciente, mais une habitude affective construite pour se défendre contre l’imprévisibilité du lien entre pairs.
Exemple : Justine et Léa, l’adulte et l’enfant
Justine, 27 ans, a une amie très proche, Léa, de trois ans son aînée. Leur lien est fort, soutenant, mais Justine remarque qu’elle demande toujours conseil, se sent vite perdue sans validation, et laisse Léa décider des cadres de leur relation. En thérapie, elle évoque une enfance marquée par une mère absente émotionnellement, et une sœur aînée omniprésente, qui faisait figure de repère. Elle comprend que dans son lien avec Léa, elle rejoue ce schéma : être la petite qui se fait guider, plutôt que celle qui décide, qui prend des risques. Elle commence à voir que cette sécurité apparente l’empêche aussi de se sentir adulte, responsable, visible. Elle aspire peu à peu à un lien plus équilibré, même si cela la confronte à ses peurs anciennes.
Vers une amitié désasymétrisée
Ces liens parentaux ne sont pas mauvais en soi. Mais ils deviennent limitants lorsqu’ils empêchent la croissance relationnelle, la confrontation, la co-construction. Sortir de ce modèle suppose de renoncer à une protection, à une illusion de stabilité. Cela nécessite de faire confiance au lien, non pour encadrer, mais pour porter l’imprévu. Une amitié vivante est faite de partages imparfaits, de moments où l’on est tour à tour fort et fragile. C’est dans cette oscillation que se joue la véritable sécurité : non plus dans un rôle figé, mais dans une présence réciproque.