S’engager dans l’armée pour protéger : un besoin d’utilité dans un monde incertain

Alors que les repères collectifs vacillent et que l’instabilité mondiale alimente un sentiment d’impuissance, le choix de s’engager dans l’armée retrouve une force symbolique singulière. Ce geste, souvent perçu à travers le prisme du devoir ou du patriotisme, traduit aussi une quête plus intime : celle d’une place dans un monde fragmenté. S’engager, c’est vouloir peser, agir, protéger, au moment même où l’individu contemporain est traversé par l’impression de ne compter pour rien. Dans ce contexte, le cadre militaire devient non seulement un métier, mais un refuge structurant face au chaos.
L’uniforme comme réponse à l’incertitude
Face à une société liquide, marquée par l’instabilité professionnelle, la mobilité permanente et l’érosion des appartenances, l’armée propose une forme rare de stabilité. Porter l’uniforme, c’est s’inscrire dans une continuité, une mission, une discipline qui balise le quotidien. À Brest, un jeune engagé de 21 ans témoigne : après plusieurs années de petits boulots sans perspective, il dit avoir « retrouvé un axe » en intégrant la Marine. Loin d’une simple réponse économique, l’engagement militaire est vécu comme une renaissance identitaire, une manière de se reconnecter à une utilité ressentie comme vitale. Le soldat devient celui qui agit, alors que tant d’autres regardent sans pouvoir intervenir.
Protéger les autres pour se sentir exister
Dans une époque marquée par l’hyperindividualisme, le besoin de servir n’a pas disparu ; il a changé de forme. La fonction protectrice de l’armée séduit aussi parce qu’elle donne un sens immédiat et concret à l’action. Être celui ou celle qui protège, c’est reprendre le contrôle sur une angoisse diffuse : celle d’un monde où tout semble hors de portée. Au sein de l’opération Sentinelle, une militaire déployée en gare de Lyon parle d’un sentiment de fierté simple mais profond : « Je suis là pour qu’il n’arrive rien aux gens. » Ce type de rapport à l’utilité, fondé sur la présence plus que sur l’intervention, offre une réassurance existentielle forte, au-delà même des missions de combat. Le militaire n’est pas seulement un guerrier : c’est un repère dans le désordre.
Une vocation confrontée à des paradoxes
Mais cette aspiration à protéger se heurte à des tensions concrètes. Car l’armée d’aujourd’hui, professionnalisée, contractualisée, est aussi soumise aux logiques de gestion, d’évaluation et de rentabilité. Le besoin de sens des engagés se confronte parfois à une organisation qui peine à le nourrir. Plusieurs jeunes engagés ont quitté l’armée après quelques mois, non par rejet de l’exercice militaire, mais faute d’avoir trouvé la reconnaissance ou la cohérence qu’ils espéraient. D’autres témoignent de missions mal expliquées, d’une hiérarchie distante, ou d’un sentiment d’inutilité dans certaines affectations. Ces déceptions disent combien la quête d’utilité est exigeante : elle réclame un cadre clair, des objectifs compris, et une parole portée collectivement. Sans cela, l’engagement devient mécanique, voire désenchanté.
Un besoin de repères qui dépasse l’institution
S’engager dans l’armée ne se résume donc ni à une tradition, ni à une simple volonté de servir. C’est un acte de résistance contre la dispersion, une manière d’inscrire son existence dans une finalité partagée. Dans un monde incertain, il ne s’agit pas seulement de défendre un territoire, mais de défendre un sens. Cela suppose une armée capable d’entendre les motivations profondes de ses membres, au-delà des fonctions techniques. L’enjeu est moins militaire que symbolique : comment proposer un cadre stable, reconnu, qui permette à chacun de ne pas se sentir superflu ? À cette question, l’armée ne répond pas seule, mais elle en devient l’un des derniers refuges.