La victime face à la société : entre reconnaissance et rejet

La figure de la victime occupe une place paradoxale dans nos sociétés. Tantôt exaltée, tantôt minimisée, elle génère souvent un malaise diffus. On la soutient, mais on l’interroge. On la reconnaît, mais on la soupçonne. Et si ce trouble provenait du fait que la victime, par sa simple présence, convoque des affects puissants : culpabilité, impuissance, identification, rejet ?
Une figure qui fait vaciller l’ordre
La victime est celle par qui le scandale arrive. Elle rappelle qu’un acte injuste a eu lieu, que l’ordre symbolique a été violé. Sa parole bouleverse le récit dominant : elle introduit une faille, oblige à réinterroger ce que l’on croyait stable. Dans un monde qui aime la clarté, la performance, le contrôle, la victime fait désordre. Elle ne demande pas seulement réparation : elle impose qu’on regarde la violence en face.
L’irritation silencieuse
Ce regard porté sur la victime n’est pas toujours bienveillant. Elle est parfois jugée trop bruyante, trop présente, trop insistante. Comme si elle devait se faire oublier après avoir été reconnue. Ce rejet latent révèle une défense inconsciente : la victime dérange parce qu’elle active une culpabilité collective. Même si l’on n’est pas responsable, on se sent concerné. Son récit fragilise le confort psychique, rappelle que personne n’est à l’abri, ni totalement innocent.
Une place difficile à occuper
La victime, quant à elle, ne choisit pas toujours ce statut. Elle peut s’y retrouver assignée, ou au contraire, devoir se battre pour être reconnue comme telle. Trop de reconnaissance l’enferme, trop peu la nie. Entre les deux, un inconfort : être écoutée sans être réduite à sa blessure. Dans l’espace public, cette parole doit sans cesse se justifier, prouver, cadrer. Comme si la souffrance devait être rationnelle pour être légitime.
Un révélateur de notre ambivalence
Ce qui se joue autour de la victime, c’est notre capacité à entendre l’injustice sans la nier, à reconnaître sans infantiliser, à réparer sans annuler. La victime nous oblige à sortir du déni, à nous confronter à notre part de responsabilité – même lointaine, même passive. Elle convoque notre éthique autant que notre imaginaire. Et dans ce face-à-face, ce n’est pas seulement d’elle qu’il s’agit, mais de nous : de ce que nous sommes prêts à voir, à entendre, à transformer.