Ne pas savoir où est sa place au travail : indécision ou conflit identitaire ?

Certaines personnes errent d’un poste à l’autre, passent d’un service à un autre, sans jamais se sentir pleinement à leur place. Elles doutent de leur légitimité, hésitent à s’affirmer, se décrivent comme “trop ceci, pas assez cela” selon les interlocuteurs. Cette instabilité apparente est souvent interprétée comme un manque de motivation ou un déficit de clarté. Mais dans bien des cas, ce flottement professionnel est le reflet d’un conflit plus profond : une difficulté à se situer psychiquement dans un groupe, qui prend racine dans une construction identitaire fragilisée. Le rapport à la place n’est alors pas seulement organisationnel, mais existentiel.
Une oscillation entre besoin d’ancrage et peur d’être figée
Lorsque l’identité s’est construite dans un environnement familial instable — séparations, rôles flous, déplacements symboliques fréquents — la place devient une notion ambivalente. Être “quelque part” implique à la fois une sécurité et un risque : celui d’être assignée à une fonction qui ne correspond pas, ou de perdre l’accès à d’autres possibles. Ce dilemme pousse certaines personnes à ne jamais se fixer, à préférer des fonctions transversales, hybrides, ou provisoires, non par manque de compétence, mais pour éviter l’angoisse d’une position figée, souvent associée inconsciemment à une assignation injuste ou à un piège affectif.
Exemple : Inès, entre choix et errance
Inès, 34 ans, travaille depuis dix ans dans une grande structure publique. Elle a occupé cinq postes différents en mobilité interne, toujours avec succès, mais sans jamais se sentir “à sa place”. Chaque fois, elle espérait “trouver enfin le bon poste”, mais une forme d’insatisfaction sourde réapparaît au bout de quelques mois. En thérapie, elle évoque une enfance dans une famille recomposée, avec des déménagements fréquents, une place instable dans les fratries, et le sentiment de devoir s’adapter en permanence. Le travail est devenu une scène où se rejoue ce positionnement flottant, à la fois actif et empêché. Ne pas savoir où s’ancrer permet à Inès de ne jamais s’enfermer, mais la condamne aussi à une forme d’errance intérieure.
La peur d’un choix irréversible
Au-delà de l’itinérance professionnelle, ce qui se rejoue est souvent un conflit avec l’idée même de choix. Choisir une place, c’est se séparer d’autres options, accepter de renoncer, d’assumer une identité plus définie. Or pour ceux dont la construction de soi a été marquée par des rôles interchangeables, des places incertaines ou non respectées, le choix devient une source d’angoisse. Se fixer, c’est prendre le risque d’être figée, enfermée dans un rôle perçu comme arbitraire ou sacrificiel. Le sujet préfère alors l’hésitation à l’aliénation, l’instabilité au sentiment de trahison de soi.
Trouver une place sans s’y perdre
Apprendre à habiter une place suppose d’abord de reconnaître que cette difficulté n’est pas une faute, mais l’expression d’un conflit psychique légitime, né dans un contexte où le positionnement était vécu comme dangereux ou illusoire. Il s’agit moins de “choisir enfin” que de pouvoir inscrire une présence, même souple, dans un cadre donné. Ce travail intérieur permet de différencier l’engagement libre du rôle subi, la mobilité choisie de la fuite silencieuse. Être quelque part, ce n’est pas renoncer à tout le reste, mais accepter que l’on peut construire un sentiment d’appartenance, sans se trahir.