Être toujours disponible : la colonisation du psychisme par le travail

Smartphone allumé, messagerie surveillée, pensées accaparées même hors des horaires : pour beaucoup, le travail ne s’arrête jamais vraiment. Il s’insinue dans les temps de repos, colonise les espaces privés, infiltre les pensées. Cette disponibilité permanente n’est pas seulement un mode d’organisation : c’est une atteinte progressive à la frontière entre soi et la fonction.
L’effacement progressif des limites
Au départ, il s’agit d’un appel à répondre rapidement, d’un projet urgent à boucler, d’une réunion calée tard le soir. Mais peu à peu, la norme devient l’exception. Ce n’est plus le travail qui a des limites, c’est la vie qui doit s’y plier. Le psychisme s’ajuste, se rend disponible en continu. Même quand le téléphone est éteint, l’esprit reste mobilisé, prêt à réagir. Ce glissement installe une tension de fond, difficile à nommer, mais épuisante à la longue.
La confusion entre rôle et identité
Être disponible, c’est souvent perçu comme un signe d’implication, voire de fiabilité. Mais c’est aussi la manifestation d’une confusion entre la fonction occupée et la personne que l’on est. Celui ou celle qui se rend toujours accessible ne défend plus d’espace personnel. Il ou elle devient entièrement absorbé(e) par ce que l’on attend. À force, il n’y a plus de distinction entre le « je » intime et le « je » professionnel. Cette fusion est parfois gratifiante au début, mais elle finit par éroder la sensation d’être soi.
L’exemple de Jérôme, 45 ans
Consultant dans une entreprise de services, Jérôme répondait à ses mails à toute heure. Même en vacances, il gardait un œil sur les urgences, “juste au cas où”. Il disait que cela le rassurait. Mais au fil des années, il a commencé à ressentir une forme d’irritabilité constante, une fatigue diffuse. Lorsqu’un client a contesté son engagement, il a ressenti une violence inattendue. En thérapie, il a compris qu’il avait tout misé sur sa disponibilité. C’est en réinstaurant des temps vraiment déconnectés qu’il a pu retrouver un équilibre intérieur — non sans culpabilité au départ.
Un rapport archaïque à la demande
Cette hyper-disponibilité n’est pas qu’une question d’organisation : elle touche à un rapport inconscient à la demande de l’autre. Beaucoup y rejouent un besoin ancien d’être utile, de ne pas décevoir, de répondre avant même qu’on leur demande. Le travail devient alors le lieu où se rejoue une quête de valeur, une recherche de sécurité. C’est ce qui rend si difficile la mise en retrait : elle confronte à une peur d’abandon ou d’effondrement.
Réapprendre la séparation
Reprendre sa place intérieure suppose de recréer des frontières claires entre soi et sa fonction. Cela peut passer par des rituels simples, des temps de coupure réelle, mais surtout par une transformation du regard : on n’est pas ce que l’on fait. Cette réaffirmation n’est pas un luxe, c’est une nécessité psychique. Car là où le travail colonise tout, le sujet finit par disparaître. Et ce n’est qu’en réintroduisant du vide, du silence, de l’inaction, que quelque chose de vivant peut revenir.