Ce que l’on ne dit pas dans un bilan : compétences tues, désirs censurés

Le bilan de compétences prétend faire émerger l’essentiel : ce que l’on sait faire, ce que l’on aime, ce vers quoi l’on tend. Mais sous la clarté méthodologique, un autre récit travaille en silence : celui des non-dits, des censures intérieures, des fidélités anciennes qui orientent sans bruit. Ce que l’on tait dans un bilan en dit parfois plus que ce que l’on énonce. Ce n’est pas un oubli, mais une stratégie psychique : taire ce qui trouble, masquer ce qui engage trop, éviter ce qui pourrait rompre un équilibre symbolique. Le travail ne se limite alors pas à ce que l’on veut faire demain, mais à ce qu’on n’ose pas encore se dire.
Compétences niées et loyautés silencieuses
Certaines capacités, certains élans, ne sont jamais nommés. Non parce qu’ils sont absents, mais parce qu’ils sont refoulés. Parfois, on ne parle pas d’un savoir-faire parce qu’il renvoie à une histoire familiale douloureuse, à un rêve abandonné, ou à une rivalité enfouie. Cette omission n’est pas anodine : elle protège. Elle évite la réactivation d’un conflit latent, d’un interdit intériorisé, ou d’une fidélité inconsciente. On laisse de côté ce qui, s’il était nommé, mettrait en crise l’image de soi construite. Le bilan devient alors un espace partiellement aveugle, où la lucidité apparente masque un travail d’auto-censure.
L’exemple de Maxime : laisser en friche un talent trop sensible
Maxime, 43 ans, cadre dans le secteur du transport, entame un bilan après une perte de sens progressive. Il parle de logistique, de coordination, de gestion d’équipe. Mais il passe rapidement sur ses expériences en théâtre amateur, son goût pour l’écriture, ses compétences relationnelles fines. Lorsque le consultant tente de les valoriser, Maxime esquive : “ce ne sont pas de vraies compétences”. En thérapie, il évoque un frère artiste, “le créatif de la famille”, mort jeune, idéalisé. Prendre au sérieux ses propres appétences reviendrait à occuper une place laissée vide, mais sacralisée. Mieux vaut alors taire, minimiser, détourner. Ce silence n’est pas un oubli, mais une fidélité. Le bilan, pour lui, devient l’espace d’une partition intérieure : avancer sans trahir, changer sans remplacer.
Ce que le cadre ne capte pas toujours
Le cadre du bilan, aussi bienveillant soit-il, reste un dispositif structuré, normé. Il organise la parole, mais peut aussi l’assécher. Ce qui ne trouve pas sa place dans les cases peut être tu, oublié, voire nié. Or, ce sont parfois ces zones floues, affectivement chargées, qui mériteraient d’être explorées. Là où le consultant cherche une compétence, il y a peut-être une blessure. Là où le bénéficiaire dit “je ne sais pas”, il y a peut-être une censure. L’outil n’est pas en cause, mais son usage peut éviter le trouble. Et pourtant, c’est précisément dans ce trouble que réside la possibilité d’un déplacement subjectif.
Entendre le non-dit comme partie du récit
Tout ne peut être dit dans un bilan. Mais tout ce qui n’est pas dit n’est pas neutre. Le rôle de l’accompagnement, dans ses formes les plus fines, est d’ouvrir un espace où le silence a aussi droit de cité. Où l’on peut entendre ce qui résiste, sans le forcer. Car parfois, avancer, ce n’est pas tout dire. C’est commencer par respecter ce que l’on tait, comprendre ce qu’on y protège, et apprivoiser ce que l’on pourrait, un jour, transformer. Ce qui guide une trajectoire n’est pas toujours ce qui la justifie. Et c’est dans cet écart que se joue la possibilité d’un choix plus libre.