Quand aider l’autre devient un moyen d’éviter sa propre douleur

Il est des gestes de soutien qui semblent généreux, inconditionnels, admirables. Écouter, conseiller, consoler, s’oublier au service de l’autre. Mais parfois, cette aide devient envahissante, insistante, presque intrusive. Comme si l’autre n’avait plus le droit de guérir sans nous. Dans certains cas, le besoin d’aider n’est pas seulement tourné vers l’autre : il agit comme un écran, un évitement actif de ses propres failles. L’hyper-investissement dans la souffrance de l’autre peut être une stratégie inconsciente pour ne pas entrer en contact avec la sienne.
Se fuir soi-même en s’occupant de l’autre
Il est plus facile d’écouter la douleur d’un ami que de faire face à ses propres manques. En s’immergeant dans la souffrance d’autrui, on détourne l’attention de sa propre fragilité. Cela peut donner l’illusion d’un rôle utile, voire valorisant : celui de la personne forte, capable, lucide. Mais ce rôle peut devenir une fuite permanente, une manière de se détourner de son propre inconfort intérieur. À force d’aider, on ne se regarde plus. On reste occupé, absorbé, et l’on croit se tenir à distance de sa propre tristesse.
Un mécanisme de défense bien rodé
Ce réflexe n’est pas conscient. Il prend racine dans des expériences précoces : avoir grandi avec un parent dépressif, avoir dû consoler trop tôt, ou avoir appris à exister en étant nécessaire à l’autre. Dans ces cas, aider devient un mode d’être, presque une identité. Refuser l’aide, c’est perdre une place. Et si l’autre va mieux, le vide se fait sentir. L’écoute devient insistance, l’aide devient tension. Ce qui semblait être un élan du cœur se révèle être un besoin de sens et de stabilité, une manière d’organiser son monde pour ne pas s’effondrer.
L’exemple de Claire et Pauline : une aide devenue contrôle
Claire, 36 ans, est très présente pour son amie Pauline depuis la mort de son père. Elle l’appelle chaque jour, l’accompagne à ses rendez-vous, prend des décisions pour elle. Au départ, Pauline se sent soutenue. Mais rapidement, elle étouffe, se sent surveillée. Claire, de son côté, commence à se sentir rejetée. En analyse, elle comprend que l’aide qu’elle offrait était aussi une manière d’éviter sa propre peine, celle de la perte de son frère survenue cinq ans plus tôt, qu’elle n’avait jamais vraiment traversée. En aidant Pauline, elle restait à l’abri de son propre deuil, qu’elle redoutait d’ouvrir.
Aider sans se perdre ni posséder
Aider l’autre ne devient toxique que lorsque l’on y joue autre chose que de la présence. Le vrai soutien passe par la capacité à se tenir aux côtés, non à la place. Cela suppose de pouvoir se regarder soi-même, de reconnaître ses manques, ses douleurs, ses limites. Et de ne pas faire de la souffrance de l’autre un refuge contre la sienne. Paradoxalement, c’est quand on accepte sa propre fragilité que l’on devient réellement disponible. Non plus pour sauver, mais pour accompagner, sans projeter, sans contrôler.