Citoyenneté émotionnelle : faut-il ressentir pour agir ?

On présente souvent le citoyen comme un acteur rationnel : informé, lucide, capable de jugement autonome. Mais dans la réalité, nos engagements politiques naissent rarement d’un raisonnement abstrait. Ils surgissent dans le corps, dans le ventre, à travers des affects puissants : colère, peur, honte, espoir, indignation. Faut-il donc ressentir pour s’engager ? La citoyenneté n’est-elle pas, aussi, une affaire de peau, de souffle, de larmes parfois ? Loin d’être un parasite du politique, l’émotion en est peut-être l’un de ses moteurs les plus profonds.
L’indignation comme déclencheur
C’est souvent une image, une phrase, un événement qui provoque l’élan. Un visage frappé, une injustice criante, une parole de trop : l’émotion surgit là où la raison avait hésité. L’indignation agit comme un choc initial, une mise en mouvement du corps politique. Ce n’est pas une preuve, c’est un appel. Elle ne suffit pas à structurer un engagement durable, mais elle en constitue souvent le point d’origine. Sans elle, pas de bascule, pas de décalage avec l’ordinaire. L’indignation ouvre la brèche.
La compassion comme lien fragile
Dans une société fragmentée, la compassion peut recréer un lien transitoire entre des existences éloignées. Elle repose sur une identification partielle, un trouble éthique : je me sens touché par ce qui ne me concerne pas directement. Mais elle comporte aussi ses pièges. Trop intense, elle paralyse ; trop brève, elle se dissipe. La compassion peut conduire à la mobilisation comme à la passivité. Elle appelle une réponse, mais ne dit rien sur sa forme. Elle crée une disponibilité morale, mais il faut ensuite lui donner un contenu politique.
La peur comme carburant ou poison
La peur, elle, agit sur un autre registre : celui de la protection, du repli, de l’urgence. Elle mobilise, mais dans la fermeture. Elle pousse à agir, mais souvent contre, jamais pour. La peur est une arme puissante dans les mains de ceux qui veulent polariser, désigner des ennemis, simplifier le monde. Elle peut cristalliser des votes, durcir les opinions, figer la pensée. Mais elle peut aussi alerter, avertir, signaler une limite atteinte. Tout dépend de ce qu’on en fait : la peur brute nourrit l’autoritarisme, la peur pensée peut ouvrir à la prudence, à la vigilance.
Une démocratie des affects lucides
Plutôt que d’opposer émotion et raison, il faut penser une citoyenneté qui assume les affects tout en les travaillant. Il ne s’agit pas de suivre ses pulsions, mais de les écouter. Les émotions ne sont pas ennemies de la pensée politique : elles en sont le matériau brut. C’est à l’éducation, aux médias, aux collectifs d’aider à les transformer en questions, en engagements, en actions. Une démocratie vivante ne refoule pas les émotions : elle leur donne des formes, des mots, des issues. C’est à cette condition qu’elle peut redevenir désirable.