L’école fabrique-t-elle encore des citoyens ?

De la devise républicaine gravée sur les frontons aux manuels d’éducation morale et civique, l’école française continue d’affirmer son ambition de former des citoyens éclairés, autonomes et responsables. Mais dans une société marquée par la défiance politique, l’individualisme et le désengagement, cette mission semble fragilisée. L’école transmet-elle encore autre chose qu’un savoir formel ? Produit-elle réellement un sentiment d’appartenance, un désir de participation, une capacité à contester et à construire ensemble ?
Une citoyenneté scolaire souvent théorique
Les programmes scolaires affirment hautement les principes républicains : liberté, égalité, fraternité, laïcité. Mais la manière dont ils sont enseignés laisse souvent peu de place à l’incarnation, au débat, à l’expérience vivante du politique. L’élève apprend à définir la démocratie, mais pas toujours à la pratiquer. Il connaît les institutions, mais rarement les moyens de les interroger. La citoyenneté devient une leçon parmi d’autres, codifiée, désaffectée, parfois réduite à des QCM. Le savoir civique ne suffit pas à créer un engagement. Il faut qu’il s’enracine dans un vécu, une parole, un conflit.
Une parole bridée, une pensée encadrée
Dans de nombreux établissements, l’espace de discussion est encadré par la peur de la transgression, du débordement ou du « communautarisme ». On demande aux élèves de respecter les règles, mais pas toujours de les comprendre ou de les discuter. Les dispositifs de parole (conseils de classe, délégué·es, débats) existent, mais leur portée reste limitée. Ils donnent l’apparence d’un apprentissage démocratique, sans toujours en offrir la densité. L’élève apprend à être docile plus qu’à devenir acteur. Or, une citoyenneté sans conflictualité est une citoyenneté amputée.
Un décalage croissant avec les réalités sociales
Beaucoup d’élèves, notamment dans les milieux populaires, ne se sentent pas reconnus par l’école comme sujets politiques à part entière. Ils perçoivent l’institution comme distante, normative, parfois méprisante. On leur parle de République, mais leurs expériences quotidiennes — discriminations, relégation, inégalités — ne trouvent pas d’écho. Cette dissonance crée une forme de cynisme précoce : pourquoi croire à des principes qui ne se traduisent pas dans les faits ? L’école ne peut fabriquer des citoyens si elle ne commence pas par reconnaître les fractures qui les traversent.
Refonder une citoyenneté vécue, pas récitée
Pour que l’école fabrique encore des citoyens, elle doit cesser de transmettre des valeurs comme des vérités figées. Elle doit créer des espaces où le droit à la parole ne soit pas conditionné à la conformité, où la critique soit possible sans être disqualifiée. Elle doit valoriser les expériences minoritaires, les récits situés, les tensions. Former des citoyens, ce n’est pas apprendre à obéir, mais à délibérer. C’est ouvrir des questions, pas fermer des doctrines. Ce travail est lent, risqué, inconfortable. Mais sans lui, la citoyenneté reste une abstraction — et l’école, un lieu de passage sans mémoire.