Donner sans compter : la dette invisible dans l’engagement associatif

Certaines personnes s’investissent dans le tissu associatif avec une ardeur sans faille. Elles donnent leur temps, leur énergie, leur attention, sans jamais réclamer en retour. Ce dévouement semble généreux, admirable. Mais il arrive que ce don continuel soit mu par une dette silencieuse, une culpabilité ancienne, voire un besoin inconscient de réparation. Car derrière l’altruisme inlassable, il peut y avoir une forme d’obéissance intérieure à une histoire familiale, une injonction morale non questionnée ou un pacte invisible avec le passé.
Donner pour mériter d’exister
Le besoin de se rendre utile peut s’ancrer dans une histoire où l’amour a été conditionnel. Lorsque l’enfant perçoit que sa valeur dépend de ce qu’il apporte, il apprend très tôt à donner pour être reconnu. Ce schéma se reproduit à l’âge adulte dans les contextes associatifs : on aide, on s’engage, on soutient, non pas seulement par solidarité, mais pour continuer à se sentir légitime. La relation devient asymétrique : on donne, mais on ne reçoit pas. On est là pour les autres, mais jamais en position d’avoir besoin. Cette posture est souvent valorisée socialement, ce qui renforce l’oubli de soi. Pourtant, ce qui s’y rejoue, c’est une forme de loyauté inconsciente envers un passé où l’on a peut-être été l’enfant-réparateur, celui ou celle qui apaise, qui compense, qui “sauve”.
La fidélité silencieuse à une dette ancienne
L’engagement associatif peut ainsi devenir le terrain d’un rachat symbolique. On y projette une dette familiale, sociale, ou existentielle, que l’on tente de solder par le don de soi. Ce mécanisme peut s’enraciner dans une histoire familiale marquée par l’exil, la pauvreté, le sacrifice ou l’abandon. Le sujet se sent alors porteur d’une obligation morale : “je dois rendre ce que j’ai reçu”, ou “je dois réparer ce que mes parents ont subi”. La cause associative devient un lieu de transfert, chargé d’une fonction redemptive. Et plus la dette est inconsciente, plus le dévouement est inépuisable. Mais cette dynamique peut épuiser psychiquement, car elle empêche toute réciprocité : donner devient une condition de survie narcissique, pas un choix librement consenti.
Exemple : Samir, 36 ans, bénévole “au-delà de ses forces”
Samir, 36 ans, consacre toutes ses soirées et ses week-ends à une association de distribution alimentaire. Il se dit fatigué, parfois au bord de la saturation, mais n’arrive pas à lever le pied. Il dit qu’il “ne peut pas faire moins”, sans vraiment comprendre pourquoi. En thérapie, il évoque l’histoire de ses parents, arrivés en France dans des conditions très difficiles, et qu’il a toujours vus “tenir bon” sans se plaindre. Il comprend qu’il porte en lui une forme de dette implicite : celle d’avoir eu une vie plus facile, celle de devoir prouver qu’il est digne des sacrifices de ses aînés. Son engagement est sincère, mais il devient une scène de surinvestissement identitaire. Il commence à percevoir qu’il peut rester engagé tout en s’autorisant à ne plus s’épuiser. À ne plus être, uniquement, celui qui répare.
Du don à la liberté intérieure
Donner n’est pas un problème. Ce qui l’est, c’est de ne pas pouvoir faire autrement. Lorsqu’un engagement devient une obligation intérieure, il parle d’un lien plus ancien que le lien associatif. Le reconnaître, c’est ouvrir un espace de choix, de respiration, de réappropriation. On peut continuer à s’investir, mais sans que ce soit au prix de soi-même. Et c’est dans cette bascule discrète que le don devient libre, habité, et non plus dicté par une fidélité muette.