Fusionner pour ne pas penser : la dérive affective dans certains collectifs

L’intensité relationnelle que l’on peut trouver dans certains groupes associatifs ou communautaires offre un sentiment d’appartenance rassurant. Mais cette proximité peut, à l’extrême, se transformer en fusion affective, où les individualités s’effacent au profit d’un “nous” indifférencié. Le collectif devient alors non plus un lieu de lien, mais un refuge contre la pensée, contre le doute, contre la solitude de la subjectivité. Une bulle chaude où la réflexion se suspend et où seule subsiste l’intensité émotionnelle partagée.
Le groupe comme anti-solitude psychique
Lorsqu’un collectif est vécu comme un prolongement de soi, chaque moment partagé devient une preuve d’existence. Le silence, l’écart, l’absence d’intensité émotionnelle sont alors vécus comme des menaces. Pour certains, la fusion dans le groupe évite la confrontation à un vide intérieur non symbolisé. On ne sait pas qui l’on est en dehors du regard des autres, de la dynamique partagée, du rythme commun. Penser par soi-même devient source d’angoisse. La fusion permet de l’éviter, mais au prix d’un désinvestissement du moi : on se confond avec la dynamique du groupe, jusqu’à ne plus savoir ce que l’on ressent vraiment, ce que l’on veut, ce qui est de soi ou de l’autre.
Une intensité qui piège l’individu
La chaleur relationnelle d’un collectif peut masquer une emprise douce : on n’y pense plus, on ressent ; on n’y parle plus, on partage ; on ne s’y oppose plus, on adhère. L’accord affectif permanent devient une norme implicite. La moindre critique est mal vécue, la distance perçue comme une trahison. Le groupe absorbe les conflits, les paradoxes, les nuances. Il devient un contenant sans différenciation, où chacun est maintenu dans une position d’enfant protégé mais empêché de penser. Cette régression partielle peut être agréable, voire réparatrice dans un premier temps. Mais lorsqu’elle se fige, elle enferme le sujet dans une dépendance groupale qui l’empêche de s’approprier sa propre parole.
Exemple : Alice, 31 ans, happée par le collectif
Alice, 31 ans, s’est engagée dans une communauté écologiste autogérée. Elle y a trouvé un sens immédiat, une “famille”, une intensité affective rare. Mais elle dit aujourd’hui se sentir floue, indifférenciée, incapable de dire ce qu’elle pense vraiment sans crainte de casser l’harmonie. En thérapie, elle comprend qu’elle a projeté sur ce groupe un idéal maternant, protecteur, qui l’a temporairement soulagée d’un sentiment de solitude aigu. Mais elle perçoit aussi que ce soulagement s’est payé d’un prix : elle ne sait plus où elle finit, ni où les autres commencent. Elle commence à se réapproprier une pensée à elle, à réintroduire un peu de conflictualité dans les échanges, comme un signe de vie psychique retrouvée.
Sortir de la fusion, penser à nouveau
Le collectif peut être un espace de soutien, de lien, de transformation. Mais lorsqu’il devient fusionnel, il prive le sujet de sa pensée propre. Apprendre à tolérer la dissonance, la distance, la nuance permet de sortir de la dépendance affective. Penser, c’est risquer de déplaire, de se séparer, de se repositionner. Mais c’est aussi ce qui permet de continuer à habiter un lien vivant, dans lequel chacun ne se dilue pas, mais se rencontre.