Ce que le journal télévisé fait à nos émotions

Le journal télévisé ne se contente pas de livrer des faits : il les agence, les hiérarchise, les incarne. Ce qui est présenté comme une « photographie du monde » est en réalité un récit soigneusement structuré. Et ce récit ne nous informe pas seulement, il nous affecte. En choisissant certains sujets, certaines images, certains enchaînements, le JT construit une expérience émotionnelle collective, souvent marquée par l’anxiété. Dans un monde déjà saturé d’incertitude, ce flux ritualisé de catastrophes et de tensions agit profondément sur notre état intérieur.
La dramaturgie de l’inquiétude
Il suffit d’observer l’ouverture d’un journal télévisé pour constater qu’elle adopte les codes de la fiction dramatique : tension, rupture, émotion. Les sujets sont agencés pour capter l’attention en provoquant d’abord une forme d’alerte intérieure. Qu’il s’agisse de guerre, de violences urbaines, de catastrophes naturelles ou de crises sanitaires, les premiers reportages activent le registre de la menace. Le téléspectateur ne regarde pas un monde lointain : il est invité à ressentir, à s’identifier, à anticiper le pire. Ce cadrage constant sur le danger, l’instabilité, les faits divers extrêmes transforme le JT en déclencheur quotidien d’un sentiment d’insécurité, même lorsque l’événement ne concerne pas directement celui qui le regarde.
Une anxiété fabriquée, mais rarement nommée
Le paradoxe du journal télévisé, c’est qu’il génère une tension tout en prétendant la neutralité. Jamais il ne reconnaît ouvertement le trouble qu’il produit — comme si l’émotion suscitée était un effet secondaire, non intentionnel. Or cette angoisse est méthodiquement construite : images de foules paniquées, zooms sur les visages bouleversés, musiques dramatiques en fond sonore, transitions brutales entre sujets graves. Lors d’un JT de 20h après une attaque terroriste, un montage alternait en quelques minutes la peur d’un attentat, le témoignage d’un enfant en larmes, et une infographie sur la prochaine menace. Cette mise en scène alimente un climat de veille permanente. L’émotion devient un mode de captation autant qu’un outil de fidélisation.
Le corps comme réceptacle silencieux
Cette anxiété n’est pas seulement cognitive, elle est physique. Regarder un JT anxiogène laisse des traces dans le corps : tension musculaire, fatigue mentale, nervosité accrue. Des études en neurosciences montrent que la répétition quotidienne d’images violentes ou menaçantes augmente les marqueurs de stress chronique. À long terme, cela affecte notre perception du monde : même dans un environnement stable, l’esprit reste en alerte. Certains téléspectateurs finissent par couper leur télévision, non pas par désintérêt, mais par besoin de se protéger. Ce que produit le journal télévisé n’est pas une meilleure information, mais une activation constante du système d’alarme intérieur, sans dénouement possible.
Informer ou fragiliser : une responsabilité évitée
Le journal télévisé continue de se penser comme un service public d’information, tout en empruntant les codes émotionnels du divertissement anxieux. Il joue avec nos peurs sans jamais les interroger, les instrumentalise sans jamais en parler. Cette tension entre fonction informative et effets émotionnels non assumés pose une question éthique : jusqu’où peut-on alerter sans accabler ? À l’heure où l’anxiété collective devient un enjeu majeur de santé publique, il serait temps de repenser la manière dont l’actualité nous est livrée. Pas pour l’édulcorer, mais pour sortir de cette dramaturgie de la menace qui, chaque soir, nous laisse un peu plus tendus, un peu plus seuls, face à l’idée d’un monde qui s’effondre en boucle.