Pourquoi la souffrance des autres semble parfois exagérée ?

Il arrive que l’on juge la douleur d’autrui disproportionnée. Un mot, une réaction, une plainte nous semblent excessifs, inappropriés, « trop » par rapport à la situation décrite. Ce jugement, souvent immédiat, dit moins quelque chose de la souffrance de l’autre que de la manière dont nous tolérons la douleur en général — et surtout la nôtre. Percevoir la plainte comme exagérée peut être une défense, un rejet ou un déplacement inconscient. Cela réveille quelque chose que l’on ne veut pas sentir, ni chez l’autre, ni en soi.
La plainte comme miroir refoulé
Entendre une plainte insistante peut réactiver chez celui qui écoute des affects refoulés, des émotions trop longtemps contenues, ou un rapport douloureux à sa propre impuissance. L’autre devient alors insupportable non par ce qu’il vit, mais parce qu’il ravive une part vulnérable de nous-mêmes. Juger la plainte comme excessive, c’est parfois tenter de se protéger d’une identification trop forte, d’un écho trop précis. Le rejet de la douleur d’autrui est alors une manière de maintenir un clivage protecteur : il souffre mal, donc je n’ai pas à m’y reconnaître.
Exemple : Thomas, 46 ans, face à une plainte insistante
Thomas supporte difficilement les discours de ses collègues sur leur mal-être au travail. Il les trouve plaintifs, faibles, toujours dans la victimisation. Lors d’un travail en thérapie, il découvre que c’est la plainte de sa mère, dépressive mais jamais entendue, qui ressurgit à travers ces récits. Enfant, il avait dû faire avec cette plainte constante, sans mots pour la comprendre, ni adulte pour la contenir. Le rejet d’aujourd’hui protège un enfant intérieur encore encombré. Ce n’est pas la souffrance actuelle des autres qui le dérange, mais l’empreinte laissée par celle d’hier.
La normalisation défensive de la souffrance
Il existe aussi une forme d’idéalisation de la maîtrise : certains valorisent ceux qui « tiennent bon », qui ne se plaignent pas, qui encaissent. Dès lors, toute expression de douleur devient suspecte, perçue comme faiblesse ou manipulation. Cette vision ne repose pas sur une réalité objective, mais sur un système de valeurs souvent intériorisé dans des environnements où la souffrance devait être tue. Ceux qui ont appris à se taire peinent à tolérer que d’autres parlent. Le jugement porté sur l’autre devient alors le reflet d’une norme défensive, où le silence est censé valoir plus que l’expression.
Apprendre à entendre sans s’effacer
Reconnaître la souffrance d’autrui ne signifie pas l’approuver ou s’y soumettre. Cela suppose de tolérer que l’autre ait un rapport à la douleur différent du nôtre, et que son expression nous dérange parfois pour de bonnes raisons — inconscientes. Thomas, en se reconnectant à sa propre histoire, commence à différencier la plainte de ses collègues de celle, plus ancienne, de sa mère. Il peut les écouter sans se sentir envahi. C’est en acceptant ce trouble initial que l’on peut entendre sans rejeter. Et parfois, c’est en accueillant la souffrance de l’autre qu’on commence à reconnaître la sienne.