Faut-il forcément penser pareil pour vivre ensemble ?

Le vivre-ensemble est devenu un mot d’ordre. Mais derrière cette formule consensuelle se cache une question plus inconfortable : doit-on nécessairement partager les mêmes idées, les mêmes valeurs ou les mêmes manières de voir le monde pour cohabiter pacifiquement ? Dans une société où les identités s’affirment, où les opinions se durcissent, où le débat devient crispé, cette question prend une acuité nouvelle. Faut-il lisser nos différences pour rester ensemble, ou apprendre à composer avec ce qui résiste ?
Le fantasme d’unité par le consensus
L’idée selon laquelle il faudrait penser à l’unisson pour faire société est séduisante. Elle donne l’illusion d’une paix sociale fondée sur l’accord. Mais cette paix, souvent, repose sur l’effacement des tensions, sur une forme de soumission douce. Elle suppose que certaines voix se taisent, que certains récits soient relégués, que la pluralité soit filtrée par une norme implicite. Le consensus peut devenir étouffant. Vivre ensemble ne devrait pas vouloir dire penser ensemble, mais coexister malgré ce qui divise.
Le conflit comme dimension normale du lien social
Dans toute société, le désaccord est constitutif. Il ne signe pas l’échec du lien, mais son expression. Le conflit, quand il est reconnu, contenu et symbolisé, permet d’éviter la violence. C’est dans la confrontation maîtrisée que naissent les ajustements, les compromis, les récits croisés. Refuser le conflit au nom de l’unité conduit à l’invisibilisation des voix minoritaires ou dissidentes. Il faut au contraire penser le désaccord comme une forme de reconnaissance mutuelle. Je te respecte précisément parce que je te laisse me contredire.
Construire des règles communes sans réduire les différences
Il ne s’agit pas de renoncer à toute norme. Le vivre-ensemble suppose un cadre commun, des règles partagées, des principes de justice. Mais ce socle doit rester ouvert, discuté, négociable. Il ne peut pas être figé. La pluralité n’est pas l’ennemie du lien, elle en est la matière. Ce qui menace la société, ce n’est pas la diversité des opinions, mais l’incapacité à les faire dialoguer. Il faut des lieux, des mots, des médiations qui permettent de rester en désaccord sans se retrancher dans l’exclusion.
Habiter l’inconfort du désaccord comme espace démocratique
Vivre ensemble, au fond, c’est accepter de ne pas tout partager. C’est apprendre à regarder l’autre sans vouloir le convertir. C’est faire le deuil d’un accord permanent, et y substituer un engagement : celui de rester dans le lien malgré les différences. Cela demande du courage, de la maturité démocratique, un travail symbolique permanent. Le vivre-ensemble ne doit pas être un slogan d’harmonie factice, mais un processus fragile où l’on accepte de construire un monde commun sans renoncer à sa singularité.