Travailler pour réparer : quand la vocation naît d’un manque

Il est courant d’interpréter les choix professionnels comme des prolongements de talents, de goûts ou de convictions. Mais derrière certaines vocations se cache un tout autre moteur : le besoin de réparer une blessure ancienne, de combler une faille, de redonner à d’autres ce que l’on n’a pas soi-même reçu. Travailler devient alors un geste symbolique, un acte de réparation silencieuse, dont le sens dépasse largement l’utilité apparente.
Une vocation comme tentative de guérison
Dans de nombreux récits de vie, le métier choisi ne relève pas du hasard. On soigne parce qu’on n’a pas été soigné, on enseigne parce qu’on n’a pas été compris, on défend parce qu’on n’a pas été protégé. Le travail devient une manière de refaire, différemment, ce qui a manqué. Ce choix, souvent inconscient, est nourri par une intensité affective. Il donne de l’élan, du courage, un sens profond. Mais il peut aussi générer une usure invisible, car on ne répare jamais tout à fait une blessure intime à travers les autres.
La répétition dans le don
Ce qui se joue ici, c’est moins une réparation réelle qu’une forme de répétition symbolique. À travers le soin, l’écoute, la transmission ou l’engagement, on rejoue encore et encore un même scénario, dans l’espoir qu’il aboutisse cette fois autrement. Mais la vocation issue du manque contient souvent une attente implicite : que l’autre valide, reconnaisse, rende visible ce qu’on aurait voulu recevoir. Le travail devient alors une quête, plus qu’une fonction. Une tentative de rendre juste ce qui ne l’a pas été.
L’épuisement derrière le sens
Ce type d’engagement peut produire une énergie impressionnante, mais il expose aussi à une fatigue plus profonde. L’investissement est total, souvent sans limite, car il engage l’histoire personnelle autant que le rôle social. L’usure ne vient pas d’un excès de travail mais d’un excès de sens. Lorsque la réparation devient un impératif silencieux, chaque échec ou chaque frustration ravive une ancienne douleur. Le métier cesse d’être un espace d’expression pour devenir un lieu de tension. Ce qui devait réparer finit par blesser à nouveau.
Retrouver la liberté dans le choix
Identifier cette dynamique permet de redonner du mouvement. Travailler à partir d’un manque n’est pas une erreur, mais cela ne peut suffire à construire un équilibre durable. Il devient essentiel de reconnaître ce qui, dans son engagement, relève d’un élan vital, et ce qui tient encore d’une fidélité au passé. En prenant conscience de cette part réparatrice, le professionnel peut peu à peu se réapproprier son geste. Non plus comme une réponse à une blessure, mais comme une création libre, où ce qu’on donne n’est plus dicté par ce qu’on a perdu.