Au théâtre, la montée d’émotion est-elle toujours cathartique ?

On évoque souvent la catharsis comme fonction naturelle du théâtre : un soulagement émotionnel provoqué par l’identification, une forme de purification par le détour de la fiction. Mais cette idée de décharge ne suffit plus à expliquer ce qui se passe réellement dans l’expérience du spectateur contemporain. L’émotion, lorsqu’elle surgit, ne conduit pas toujours à une résolution ou à une paix intérieure. Elle peut au contraire ouvrir un trouble, laisser une tension, suspendre le sens. Ce que le théâtre éveille n’est pas nécessairement ce qu’il apaise. Et cette ambiguïté est au cœur de sa force.
Le théâtre comme lieu d’ouverture, pas de solution
Certaines émotions mises en scène semblent précisément faites pour ne pas se refermer. Le spectateur reçoit une charge affective, mais ne sait pas toujours où la déposer. Un cri, un effondrement, un silence bouleversant peut laisser derrière lui une trace durable, qui ne se dissipe pas avec les applaudissements. Le théâtre contemporain, en particulier, cultive souvent cette incomplétude : il dérange plus qu’il ne console, il provoque plus qu’il ne soulage. L’émotion devient alors point de friction, de questionnement, d’inconfort. Elle ne purifie pas, elle trouble.
Sidération ou déplacement
Il arrive même que l’émotion suscitée par la scène ne soit ni accueillie, ni pensée, mais sidérante. Le spectateur se retrouve saisi, sans pouvoir mettre en mots ce qu’il ressent. Ce n’est pas une catharsis, mais une suspension de toute élaboration psychique. Il peut en sortir figé, habité d’une émotion inassimilable, comme un écho traumatique diffus. À l’inverse, certains spectacles produisent des déplacements : ils ne font pas pleurer sur l’objet proposé, mais réveillent autre chose, ailleurs. Ce n’est pas la scène qui soulage, c’est la scène qui réveille. Et ce qui remonte peut parfois ne pas trouver de place.
L’exemple de Romain, bousculé plutôt que libéré
Romain, 40 ans, assiste à Le Père de Florian Zeller. La scène d’égarement du personnage principal le bouleverse profondément. Mais ce n’est pas de la compassion qu’il ressent, ni une émotion claire, plutôt une panique muette. Après la pièce, il reste silencieux, incapable de dire ce qu’il a vécu. Ce n’est que le lendemain, en pensant à son propre père récemment hospitalisé, qu’il fait le lien. Le théâtre n’a pas purgé son émotion : il l’a ouverte. Il ne se sent pas soulagé, mais mis en mouvement, comme si une digue avait cédé sans qu’il sache ce qu’elle contenait.
Une émotion sans destination
Ce que le théâtre rend possible, ce n’est pas tant la libération que la circulation d’un affect autrement bloqué. L’émotion ressentie n’aboutit pas toujours, mais elle signale un passage, une faille, un frémissement intérieur. Elle n’a pas besoin d’être cathartique pour être juste. Elle peut déranger, elle peut laisser un goût d’inachevé, elle peut même s’enfouir à nouveau. Mais elle a eu lieu. Et c’est cette simple mise en présence d’un affect, sans résolution obligatoire, qui fait du théâtre un lieu si singulier : non celui de la guérison, mais celui de l’exposition intime.