Changer sans cesse de projet : quand l’instabilité masque une peur de l’échec

Dans un monde où la flexibilité est valorisée, les trajectoires professionnelles fragmentées passent souvent pour un signe d’adaptabilité. Pourtant, certaines instabilités sont moins le fruit de choix libres que de mécanismes défensifs invisibles. Certaines personnes semblent incapables de s’ancrer dans un projet, passant d’une idée à l’autre avec une énergie initiale intense, vite remplacée par le désintérêt, la fatigue ou la critique. Cette fuite en avant peut masquer une peur profonde : celle de l’échec, de la déception, ou d’une confrontation avec les limites de son propre désir. Changer avant d’échouer devient alors une stratégie de préservation du narcissisme.
L’élan coupé avant l’épreuve
Ce qui semble être un goût pour la nouveauté peut être une manière d’éviter l’épreuve de réalité. Démarrer un projet est exaltant : tout est encore possible, la projection reste intacte, le fantasme de réussite est pur. Mais dès que vient le moment de s’enraciner, de supporter la répétition, les frustrations ou les lenteurs, une angoisse émerge. Mieux vaut alors saborder le projet et repartir ailleurs, avant d’être rattrapé par la désillusion. L’individu reste ainsi dans un cycle perpétuel de débuts, où le risque de chute narcissique est sans cesse différé. Le mouvement protège, mais il empêche toute maturation réelle du rapport au travail.
Exemple : Mathieu, 36 ans, toujours “entre deux”
Mathieu a essayé de monter un studio de design, a repris des études de psychologie, a suivi une formation en permaculture, a lancé un podcast, puis envisagé un CAP de cuisine. Chaque initiative l’enthousiasme brièvement, puis le lasse. Il dit qu’il « n’arrive pas à trouver sa place », mais évite surtout d’aller assez loin dans un projet pour se confronter à ses propres doutes. En consultation, il évoque un père très exigeant, qui valorisait uniquement l’excellence et tolérait mal la médiocrité. L’instabilité de Mathieu n’est pas une absence de désir, mais une défense contre la blessure d’avoir à reconnaître ses limites, ou d’être jugé insuffisant.
Une hyperactivité défensive
L’instabilité répétée peut donner l’illusion d’un dynamisme, mais elle cache souvent une grande vulnérabilité. Changer de voie en permanence permet d’éviter la cristallisation du manque ou du doute, de contourner la question du ratage. Le sujet reste mobile, insaisissable, comme pour échapper à tout verdict définitif. Mais ce mouvement incessant peut aussi produire un vide, un effritement de l’identité professionnelle, voire une perte de confiance accrue. À force d’éviter le réel, on finit par se rendre inapte à y faire face durablement. La liberté apparente masque une incapacité à tolérer la confrontation.
De l’évitement à l’engagement progressif
Sortir de ce cycle ne consiste pas à “choisir une bonne fois pour toutes”, mais à accepter qu’un projet se construise aussi dans l’imperfection, les doutes et les échecs partiels. L’engagement ne suppose pas une garantie de réussite, mais une disposition intérieure à tenir malgré l’incertitude. Pour certaines personnes, cela implique un travail en profondeur sur l’image de soi, les attentes familiales, le rapport au manque. Se stabiliser n’est pas se figer, mais créer une continuité minimale permettant à un désir réel de se déployer dans le temps.