Dans l’entreprise, apprendre à se préserver sans culpabiliser

Dire non à une sollicitation, prendre une pause, s’extraire d’une réunion pour souffler, décliner un projet supplémentaire : autant d’actes simples en apparence, mais souvent coûteux sur le plan psychique. Dans de nombreuses organisations, se préserver reste un geste suspect. On valorise l’engagement, la flexibilité, la disponibilité, parfois jusqu’à l’effacement. Celui qui ose mettre une limite est perçu comme moins impliqué, moins fiable, moins “dans l’équipe”. Ce n’est pas l’action en soi qui dérange, mais ce qu’elle vient mettre en question dans le fonctionnement collectif : la possibilité d’un autre rapport à soi et au travail.
La limite comme rupture implicite du contrat affectif
Dans les groupes très engagés ou fusionnels, poser une limite est vécu comme une trahison douce. Car cela vient rappeler que chacun est d’abord un sujet distinct, avec ses besoins, ses seuils, ses rythmes. Celui ou celle qui dit non perturbe une forme d’équilibre implicite : il rappelle que l’on peut choisir, que l’on peut exister sans tout donner. Ce rappel d’une subjectivité autonome peut être mal accueilli, surtout quand il fait résonner les frustrations refoulées des autres membres. La culpabilité n’est donc pas qu’individuelle : elle est alimentée par le groupe lui-même, qui peine à intégrer la notion de juste distance.
Exemple : Hélène, une fatigue qui ne dit pas son nom
Hélène, 44 ans, travaille depuis plus de dix ans dans une association engagée. Elle a longtemps été perçue comme “pilier”, toujours prête à aider, à remplacer, à improviser. Mais depuis quelques mois, elle sent que quelque chose s’épuise. Elle commence à décliner certaines demandes, à exprimer qu’elle a besoin de temps pour elle. Rapidement, les regards changent. En séance, elle confie : “Je sens que dès que je ralentis, je déçois, comme si je brisais une promesse.” Son mouvement de retrait, pourtant mesuré, est vécu comme une rupture de contrat affectif tacite. Elle comprend que le collectif tenait aussi grâce à son effacement.
Un impact discret mais transformateur
Lorsque quelqu’un commence à se respecter sans se justifier, cela agit comme une perturbation bénéfique dans le système. Cela oblige les autres à se repositionner, à interroger leurs propres fonctionnements, à différencier l’investissement professionnel d’une forme de sacrifice. Loin de nuire au collectif, ce type de mouvement peut l’assainir. Il montre qu’un lien professionnel peut survivre à une limite posée, qu’on peut rester présent sans être disponible en permanence. Et surtout, qu’on peut travailler sans s’user.
Repenser la loyauté à partir de soi
Apprendre à se préserver sans culpabiliser, ce n’est pas se désengager : c’est sortir d’une loyauté infantile pour construire une présence plus ajustée. Une présence qui ne se mesure pas à l’effort visible, mais à la capacité à durer, à créer, à rester en lien de façon vivante. Ce basculement n’est pas toujours compris sur le moment, mais il laisse une trace. Il autorise les autres à envisager une autre manière d’être là. Plus sobre, mais plus réelle. Et dans cette sobriété, une forme de liberté, silencieuse mais fondatrice.