Dans les entreprises, les conséquences du positivisme obligatoire

Dans certaines entreprises, la convivialité, l’humour et l’enthousiasme semblent faire partie intégrante de l’identité collective. L’ambiance est “cool”, les échanges détendus, les difficultés relativisées. On valorise l’optimisme, la capacité à “prendre les choses avec recul”, à “garder le sourire”. Ce climat peut sembler protecteur, apaisant, voire moderne. Mais il devient problématique lorsqu’il impose, de façon implicite, de ne jamais aborder ce qui pèse, ce qui blesse ou ce qui dérange. Ce n’est plus une ambiance chaleureuse : c’est un registre émotionnel normé, dans lequel les affects lourds n’ont pas droit de cité.
Une adaptation forcée à une tonalité unique
Dans ces environnements, toute personne qui tente d’exprimer un malaise, une fatigue ou une inquiétude prend le risque d’être perçue comme inadaptée. On ne lui dit pas de se taire, mais on la renvoie à un décalage, à une humeur “trop lourde” ou “pas dans le ton”. Cela ne se joue pas dans le discours explicite, mais dans les regards, les silences, les changements de sujet. Progressivement, une autocensure s’installe : mieux vaut alléger, plaisanter, lisser. Cette norme collective invisible pousse chacun à composer un personnage souriant, au prix parfois d’un profond épuisement intérieur.
Exemple : Amélie, en décalage discret
Amélie, 33 ans, travaille dans une start-up où la bonne humeur est quasi institutionnelle. Les réunions débutent par une anecdote drôle, les mails internes sont ponctués de smileys, et les désaccords s’expriment en termes choisis. Amélie traverse une période difficile mais n’ose pas en parler. Elle tente d’afficher le même ton, mais se sent de plus en plus vide. En séance, elle dit : “J’ai l’impression d’être inadaptée parce que je n’ai plus envie de faire semblant.” Dans ce collectif hyper-positif, toute fragilité devient une menace silencieuse, à dissimuler pour ne pas altérer la dynamique.
Ce que la légèreté empêche de traverser
À force de rendre invisible ce qui pèse, on finit par creuser une distance entre soi et les autres, mais aussi entre soi et soi. La parole authentique, même douce, devient difficile à poser. Et ce n’est pas seulement la douleur qui est empêchée, mais la complexité des sentiments. La nuance disparaît au profit d’un registre unique : dynamique, enthousiaste, apaisé. Ceux qui n’y adhèrent plus totalement se sentent de trop, ou s’efforcent de rentrer dans le moule, jusqu’à parfois perdre leur propre tonalité intérieure. La légèreté devient alors non plus une ressource, mais un écran.
Réhabiliter la gravité sans craindre la rupture
Rompre ce cercle ne suppose pas de plomber l’ambiance, mais de réintroduire le droit à d’autres formes d’expression, à des registres émotionnels moins euphoriques. Il ne s’agit pas de se plaindre constamment, mais de reconnaître que tout n’est pas léger. Créer un espace où la parole peut accueillir l’ambivalence, la fatigue ou la tristesse sans s’effondrer. C’est dans cette pluralité que peut émerger un vrai sentiment de sécurité. Car un collectif mature n’a pas besoin de se protéger de la gravité : il sait qu’elle n’annule pas la joie, mais qu’elle lui donne sa profondeur.