J’aime secrètement mon chef : symptôme d’un Œdipe mal dépassé ?

L’attirance pour un supérieur hiérarchique est un phénomène fréquent, rarement exprimé. Elle peut prendre la forme d’un trouble diffus, d’une admiration excessive, d’une pensée récurrente qui échappe au contrôle. Si cette émotion est souvent minimisée ou vécue comme anecdotique, elle témoigne parfois d’un déplacement psychique bien plus profond : le retour d’un attachement œdipien non résolu, où l’autorité devient le support d’un désir ancien, intense, parfois infantile dans sa structure. Le chef n’est alors pas seulement un cadre compétent, mais un objet symbolique de projection.
L’autorité comme figure d’idéalisation
Dans l’inconscient, la figure du chef n’est jamais neutre. Elle incarne une verticalité, une présence différenciée, une parole qui tranche et oriente. Ce pouvoir symbolique peut réveiller un désir latent de reconnaissance absolue, de fusion, voire de protection idéalisée, à l’image de ce que l’enfant a pu chercher dans son parent du sexe opposé. L’admiration se teinte de trouble, la soumission devient séduisante, le cadre excite autant qu’il rassure. Ce désir n’est pas toujours sexuel à proprement parler, mais il est chargé d’affects puissants, souvent difficiles à penser sans culpabilité.
Exemple : Claire, fascinée malgré elle
Claire, 29 ans, est juriste dans une grande entreprise. Discrète et investie, elle parle peu de sa vie privée. Depuis six mois, elle se surprend à attendre les mails de son directeur avec fébrilité, à rêver de conversations intimes avec lui, à s’habiller différemment les jours de réunion. Elle sait que cette attirance est sans issue, mais elle ne parvient pas à la réguler. En thérapie, elle évoque un père charismatique, souvent absent, qu’elle idéalisait sans jamais avoir pu créer un vrai lien avec lui. Le chef devient aujourd’hui le dépositaire de ce manque ancien : un homme puissant, attentif, inaccessible, qu’elle tente inconsciemment de reconquérir.
Un désir défensif
Ce type d’attachement n’est pas seulement affectif. Il a souvent une fonction défensive : désirer une figure hiérarchique inatteignable permet d’éviter les liens égalitaires, plus risqués et plus engageants. La relation amoureuse imaginaire devient un abri : on peut rêver, espérer, souffrir même, sans jamais avoir à se confronter à la réciprocité réelle. Ce fantasme protège d’un autre danger : celui de se révéler, de s’offrir, de risquer le lien. En fixant le désir sur une figure autoritaire, le sujet maintient une forme de dépendance psychique qui évite l’exposition intime.
Mettre des mots sur le transfert
Reconnaître cette dynamique ne signifie pas qu’elle soit illégitime ou pathologique. Mais en comprendre la structure permet d’en sortir sans refoulement ni passage à l’acte. Il ne s’agit pas de renier l’attirance, mais de lire ce qu’elle dit d’un rapport au manque, à l’autorité, à la quête d’amour non comblée. Une fois ce déplacement mis en lumière, il devient possible de reprendre possession de son désir, de le réorienter, de le différencier. Le chef redevient alors un cadre, et non un objet d’illusion. Et l’espace peut s’ouvrir pour un lien plus adulte, plus libre, ailleurs.