Quand l’équipe devient fratrie : rejouer les rôles d’enfance au bureau

Au sein de nombreuses équipes professionnelles, des dynamiques relationnelles apparaissent qui ne relèvent ni des objectifs de travail ni de la répartition officielle des rôles. Certaines personnes s’effacent, d’autres s’imposent, d’autres encore prennent une posture de médiateur ou d’enfant rebelle. Ces comportements semblent spontanés, mais ils rejouent souvent des scénarios anciens. L’équipe devient alors un espace transférentiel, où les places prises ne sont pas toujours choisies, mais héritées d’une histoire affective antérieure. Et quand les relations professionnelles se structurent inconsciemment comme une fratrie, il ne s’agit plus seulement de collaboration, mais d’un théâtre de loyautés invisibles.
Des postures forgées bien avant l’entreprise
Dans toute fratrie, chacun occupe une place : l’aîné sérieux, le cadet effacé, la médiatrice silencieuse, l’enfant à problème. Ces rôles ne disparaissent pas avec l’âge. Ils s’infiltrent dans les liens adultes, notamment dans les environnements de groupe, où l’inconscient cherche à reproduire ce qu’il connaît. Ainsi, un salarié peut inconsciemment se mettre en position de « petit frère » face à une collègue autoritaire, ou de « grande sœur » protectrice envers un collègue désorganisé. Ces dynamiques ne posent pas toujours problème tant qu’elles restent souples. Mais lorsqu’elles se figent, elles empêchent les relations de se réajuster à la réalité présente. Ce n’est plus l’équipe qui est en jeu, mais la famille intérieure de chacun.
Un exemple : Antoine, le « bon élève » en entreprise
Antoine, 36 ans, travaille dans une start-up depuis trois ans. Il est perçu comme fiable, rigoureux, conciliant. Mais il s’épuise. Il supporte les erreurs des autres, prend sur lui, ne demande jamais d’aide. Il ne comprend pas pourquoi il n’arrive pas à poser des limites ou à déléguer. En séance, il réalise qu’il rejoue inconsciemment son rôle d’aîné dans une fratrie nombreuse : toujours là pour compenser, rassurer, prendre soin sans se plaindre. L’équipe devient alors une extension de son histoire familiale, et son épuisement une conséquence logique d’un rôle trop ancien. Ce n’est pas son métier qui le fatigue, mais le rôle qu’il se sent obligé d’y incarner.
Quand l’inconscient verrouille les mouvements
Les rôles d’enfance rejoués dans l’équipe enferment plus qu’ils ne protègent. Car ils viennent souvent avec une obligation de constance : être celui ou celle qui rassure, qui fait rire, qui tient la barque, devient une injonction silencieuse. Le salarié ne peut plus sortir de sa fonction sans ressentir de la culpabilité ou de l’anxiété. Cette répétition, même si elle donne un sentiment d’appartenance ou de stabilité, empêche une réelle liberté relationnelle. Le conflit est évité, la différence mal vécue, le changement perçu comme une menace. Le groupe, censé être un espace de coopération, devient une microsociété rigide, où chacun est piégé dans un masque ancien.
Rétablir des liens professionnels adultes
Pour sortir de ces logiques de fratrie, il ne suffit pas de prendre de la distance. Il faut reconnaître les scénarios intérieurs à l’œuvre, et comprendre ce qu’ils viennent réparer ou maintenir. Cela suppose de se confronter à des émotions anciennes : peur d’être rejeté, besoin de plaire, sentiment d’être responsable des autres. En mettant à jour ces dynamiques, le salarié peut réajuster sa posture, retrouver une parole plus libre, et réinvestir l’équipe comme un lieu de collaboration adulte, et non comme une scène de répétition familiale. Ce n’est pas l’équipe qu’il faut fuir, mais la place inconsciente dans laquelle on s’y enferme.