Vouloir être utile à tout prix : quand le métier devient un refuge

Certaines personnes investissent leur travail avec une intensité particulière dès qu’il s’agit d’« aider », de « servir » ou de « rendre utile ». Ce besoin d’être au service des autres, bien qu’honorable, peut parfois s’enraciner dans une zone de fragilité plus profonde. L’utilité devient alors bien plus qu’un engagement : elle agit comme un rempart contre le sentiment de vacuité ou d’inconsistance intérieure, une manière de se maintenir à flot en s’adossant au besoin d’autrui. Dans ces cas-là, l’utilité n’est plus un choix libre, mais une nécessité vitale pour ne pas sombrer.
Se définir par l’autre pour éviter le vide
Le besoin d’être utile peut masquer une difficulté à se sentir légitime en tant que soi. Tant que l’on répond à une attente extérieure, le sentiment d’exister est maintenu. Mais dès que cette attente disparaît, surgit un malaise diffus, une perte de repères, comme si le sujet ne parvenait pas à exister en dehors du regard de l’autre. Le travail devient alors un espace où l’on peut être contenu, reconnu, orienté. Ce n’est pas tant la tâche elle-même qui compte, mais la fonction qu’elle remplit psychiquement : éviter de se retrouver seul face à un sentiment d’inutilité, ou à une absence d’identité autonome.
Exemple : Camille, “bonne professionnelle” jusqu’à l’effondrement
Camille, 38 ans, est assistante sociale. Engagée, appréciée, toujours disponible, elle incarne parfaitement l’image de la travailleuse dévouée. Mais il y a un an, elle s’est effondrée. Burn-out, isolement, perte de sens. Elle dit avoir “perdu pied” quand sa hiérarchie a réduit son périmètre d’action. Privée d’une partie de son rôle d’aide, elle s’est sentie inexistante, inutile, presque effacée. En thérapie, elle évoque une enfance marquée par une mère instable qu’elle tentait de consoler dès son plus jeune âge. L’utilité, dans son parcours, a été une condition de survie affective : une manière de s’ancrer dans le monde sans jamais vraiment se rencontrer elle-même.
Le faux self utile
Dans ce type de trajectoire, le moi véritable est souvent mis de côté au profit d’un “faux self” façonné pour répondre aux besoins perçus de l’environnement. Ce faux self est performant, efficace, rassurant, mais il laisse peu de place à la spontanéité, au doute ou au désir propre. À force de se conformer à ce que l’on pense devoir être, on se coupe de ce que l’on est réellement. La personne utile devient indispensable… jusqu’à l’épuisement, ou jusqu’au moment où l’environnement ne valide plus cette posture. C’est alors que peut survenir un effondrement, révélant la fragilité du socle sur lequel reposait l’engagement.
Réconcilier l’élan d’aide avec la présence à soi
Sortir de cette dynamique ne consiste pas à renoncer à l’utilité, mais à la désenclaver d’un impératif inconscient de survie. Cela suppose de faire retour sur soi, de tolérer l’idée que l’on puisse exister même sans servir immédiatement une cause ou une personne. Reconnaître ses besoins, son droit au repos, à l’incomplétude, à l’erreur, est un acte fondateur. C’est en se dégageant du devoir d’être utile à tout prix que le geste d’aide peut retrouver sa force vive : celle d’un élan choisi, et non d’un masque porté pour combler un vide.