Se rendre indispensable au travail : engagement sincère ou besoin d’exister ?

Dans certaines équipes, il y a toujours une personne sur qui tout repose. Elle connaît les détails, anticipe les urgences, assure la continuité, soutient les autres, parfois sans reconnaissance formelle. À première vue, cet engagement semble noble, altruiste, presque indispensable. Mais derrière cette posture de pilier, il peut exister un besoin plus profond : celui de s’assurer une place par l’utilité, comme si le droit d’exister dépendait entièrement de ce que l’on apporte. Le dévouement devient alors une stratégie d’ancrage dans le groupe, une manière de lutter contre une sensation d’invisibilité plus ancienne.
Se rendre indispensable pour ne pas disparaître
Être partout, tout prévoir, tout absorber peut être une manière de tenir debout quand l’image de soi repose sur des bases instables. Le sentiment d’être vue, entendue, prise en compte est alors conditionné à l’action continue, au service, à l’aide apportée aux autres. Cette posture prend souvent racine dans un schéma précoce : enfant parentifié, fratrie silencieuse, environnement où l’attention n’était accessible qu’en se rendant utile. Devenue adulte, la personne perpétue ce fonctionnement : elle n’attend pas qu’on lui demande, elle devance, souvent au prix de son propre effacement.
Exemple : Caroline, pivot sans place claire
Caroline, 42 ans, est assistante dans un service technique. Elle connaît les habitudes de chacun, gère les conflits latents, prévient les oublis. Tous disent qu’elle est “indispensable”, mais elle n’a jamais été promue, ni réellement consultée sur les orientations. En séance, elle exprime une lassitude croissante, mais dit ne pas savoir comment faire autrement. Elle redoute qu’en faisant moins, elle cesse d’être vue. Issue d’une famille nombreuse où elle jouait un rôle d’équilibre dès l’enfance, Caroline a appris à exister par l’utilité. Elle s’investit sans compter, mais se sent périphérique à sa propre vie professionnelle.
Le risque d’un rôle absorbant
À force d’endosser ce rôle fonctionnel, la personne ne parvient plus à faire valoir ses propres besoins, ni même à se demander ce qu’elle souhaite réellement. Elle est le liant, mais pas le moteur. Elle est dans le groupe, mais rarement au centre. Ce surinvestissement silencieux finit souvent par générer de la frustration, un sentiment de non-reconnaissance, voire une colère rentrée. Le danger, c’est que cette posture donne l’illusion d’un ancrage solide, alors qu’elle repose sur une forme de conditionnalité : “Je n’ai ma place que si je sers”.
Retrouver une place sans se sacrifier
Sortir de cette dynamique suppose d’oser faire un pas de côté, de mettre en doute l’idée que l’on doit tout faire pour être légitime. Cela passe par l’acceptation de ne pas être partout, de ne pas tout contrôler, et d’exister même dans l’imperfection ou la moindre présence. Ce déplacement ouvre un espace où la parole peut émerger, où le sujet se reconnaît pour autre chose que son efficacité. L’utilité cesse alors d’être une condition d’amour pour devenir un choix, un engagement assumé et non subi.