L’obsession de l’optimisation : quand l’IA devient un refuge contre le vide

L’arrivée massive de l’intelligence artificielle dans le travail quotidien a été accompagnée d’un discours quasi unanime : celui du gain. Gain de temps, gain d’énergie, gain de performance. Pourtant, sous cette promesse d’efficacité permanente, se dissimule parfois une aversion profonde pour tout ce qui échappe à la vitesse, au résultat ou à la maîtrise. L’IA devient alors moins un outil qu’une protection contre le vide, contre ces instants non productifs qui confrontent à une angoisse plus intime : celle de ne rien faire, de ne pas avancer, de perdre du temps, donc de perdre une part de soi.
Combler chaque interstice pour ne plus ressentir
L’optimisation par l’IA n’est pas seulement un réflexe moderne, elle est souvent le symptôme d’une intolérance croissante à la temporalité non maîtrisée. Le vide, l’attente, la lenteur sont perçus non comme des respirations mais comme des failles. La machine intervient alors comme un bouclier : elle remplit, elle accélère, elle fluidifie. Mais ce comblement technologique vient parfois masquer un vide subjectif mal toléré. Là où l’on pourrait s’arrêter, penser, différer, surgit une injonction silencieuse à faire mieux, plus vite, sans pause. L’IA devient le partenaire idéal d’une fuite hors de soi, un levier pour échapper à l’expérience, au doute, et à la confrontation avec l’inutile apparent.
L’exemple de Camille : ne jamais perdre une seconde
Camille, 32 ans, travaille dans le marketing numérique. Très tôt séduite par les assistants d’écriture automatisés et les outils d’analyse prédictive, elle a entièrement reconfiguré son organisation autour de l’IA. Ses mails sont pré-rédigés, ses tâches routinières anticipées, ses agendas optimisés à la minute près. Ce qu’elle décrit comme une “liberté retrouvée” semble surtout être une panique évitée : celle de ne pas faire. Lorsqu’elle se retrouve face à une heure non planifiée, elle ressent un malaise qu’elle a du mal à nommer. Elle avoue ne plus savoir s’arrêter sans culpabilité. En thérapie, elle évoque une enfance marquée par l’injonction familiale à “ne jamais perdre son temps”. La machine vient aujourd’hui incarner cette voix internalisée, exigeante et sans repos, à laquelle elle ne sait pas dire non.
Optimiser comme évitement du travail psychique
Cette obsession de l’efficience masque souvent une haine plus profonde : celle du temps subjectif, du temps flou, de la pensée qui prend son temps. Ce n’est pas tant le travail que l’on cherche à améliorer que la pensée que l’on cherche à accélérer, voire à éviter. Là où le vide aurait pu permettre l’émergence d’une question, d’un souvenir ou d’une émotion, l’IA propose une solution, une réponse, une automatisation. Mais ce soulagement immédiat s’accompagne d’un appauvrissement symbolique. À force de se protéger de la perte de temps, on finit par se priver de l’espace nécessaire à la pensée vivante, à la rêverie, à la subjectivité en mouvement.
Réconcilier présence et inefficience apparente
Réintégrer des espaces non optimisés dans le travail n’est pas un luxe désuet, mais une nécessité psychique. L’IA ne devrait pas abolir le vide, mais permettre d’en supporter l’utilité. Ce qui semble inefficace dans le flux de l’action peut être fécond dans le travail intérieur. Tolérer l’attente, la latence, la non-maîtrise, c’est retrouver un rapport moins persécuté au temps. L’efficacité n’a de sens que si elle s’articule à un projet humain, et non si elle le remplace. Ce n’est pas à la machine de nous libérer du temps, mais à nous d’apprendre à exister dans ce que ce temps a d’incontrôlable, d’imprévisible, de vivant.