Psychologie

L’introduction de l’intelligence artificielle dans le travail est souvent saluée pour ses gains d’efficacité, sa neutralité, et sa capacité à exécuter sans relâche. Mais derrière cette apparente avancée technologique, ne se cache-t-il pas une tendance plus sourde : celle de vouloir évacuer l’humain de l’équation pour échapper à ses imprévisibilités, ses affects, voire sa simple présence ?

Rationaliser pour ne plus ressentir

L’IA offre une forme de réassurance. Elle est prévisible, disponible, insensible aux états d’âme. Confier une tâche à une machine, c’est aussi éviter le détour par l’autre, son humeur, ses doutes ou sa résistance. Cette délégation technologique permet de maintenir un fonctionnement lisse, sans friction. Mais ce lissage n’est pas neutre : il incarne une volonté inconsciente de se couper de la complexité affective du lien humain. L’outil devient un refuge contre la relation, une manière de fonctionner sans rencontrer.

L’évitement des limites humaines

Déléguer à la machine, c’est aussi parfois fuir l’expérience de la limite. L’humain, dans sa lenteur, ses erreurs, ses oublis, confronte au manque. L’IA, elle, obéit. Elle ne remet pas en question, ne conteste pas, n’interprète pas. Cette obéissance absolue nourrit un fantasme de toute-puissance : celui de pouvoir penser, décider, organiser sans être freiné. Mais ce pouvoir sans corps ni regard finit par déshumaniser l’acte même de travailler. Il ne reste plus qu’un sujet seul face à un outil silencieux, privé de la friction vivante du lien.

L’exemple de Mathieu : la machine comme écran relationnel

Mathieu, 41 ans, ingénieur dans une entreprise de conseil, s’est très vite enthousiasmé pour les outils d’automatisation assistée par IA. Grâce à eux, il délègue les échanges de mails standards, la gestion d’agendas, voire certaines réponses client. Ce gain de temps est réel, mais il sert aussi à éviter ce qu’il nomme “les bavardages inutiles”. À mesure que l’outil prend de la place, il se désengage des échanges humains, limitant sa parole au strict nécessaire. En supervision, il évoque un sentiment de soulagement : “Je n’ai plus besoin de composer avec les autres”. Cette tranquillité apparente révèle une ancienne blessure : adolescent, il se sentait écrasé par les demandes émotionnelles de sa mère, dont il n’a jamais su se protéger. L’IA devient aujourd’hui son pare-affect, son filtre.

Le fantasme d’un travail sans altérité

La machine permet de continuer à “faire” sans “être avec”. C’est un gain pratique, mais aussi une perte symbolique. Ce fantasme d’un travail sans altérité réduit l’autre à un obstacle à contourner plutôt qu’à un partenaire à rencontrer. Il appauvrit le lien, supprime la négociation, le malentendu fécond, la parole ajustée. À long terme, cette relation unilatérale à un outil silencieux peut renforcer l’isolement, la désaffection, voire l’ennui profond. Car si l’on travaille seul, même entouré de technologies, on cesse d’habiter le lien à l’autre.

Revenir à l’humain comme tiers vivant

Il ne s’agit pas de renoncer à l’IA, mais de penser ses usages pour qu’elle ne remplace pas ce qu’elle ne pourra jamais incarner : la présence, la tension du lien, la surprise de l’autre. L’efficacité ne devrait pas servir à éviter le vivant, mais à le rendre plus habitable. Travailler avec l’IA, c’est aussi interroger ce que l’on accepte de confier à la machine et ce que l’on choisit de garder dans la relation. C’est poser une limite symbolique entre le traitement de l’information et l’engagement dans le lien.

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