Quand l’indépendance devient un refuge narcissique

Travailler seul permet de préserver son rythme, son organisation, son univers. Mais dans certains cas, l’indépendance devient un miroir où l’on tente de maintenir intacte une image idéalisée de soi. Elle ne répond plus seulement à un besoin d’autonomie fonctionnelle, mais à une nécessité inconsciente de protéger une estime de soi fragile. En évitant le collectif, l’individu évite la confrontation, le jugement, l’altération possible de cette représentation valorisante qu’il a construite pour survivre.
Une autonomie construite sur une faille invisible
Travailler seul peut être un moyen d’habiter un rôle rassurant : celui de la personne compétente, efficace, libre. Mais cette posture cache parfois une faille : celle d’une identité narcissique qui ne supporte pas le frottement à l’autre. L’équipe, la hiérarchie, la réunion, le désaccord : autant d’espaces où l’image de soi pourrait être ébranlée. Pour certains, cette peur est si forte qu’elle les pousse à se replier dans un cadre qu’ils contrôlent entièrement. Ils se sentent valorisés tant qu’ils sont seuls maîtres à bord. Toute intrusion, tout retour critique, toute altérité menace cette construction défensive. L’indépendance devient alors non un choix d’ouverture, mais un évitement.
Éviter le lien pour ne pas s’exposer
L’isolement professionnel permet de maintenir une illusion de perfection. On ne se confronte ni au désaccord, ni à l’ombre, ni à la blessure de ne pas suffire. Dans ce huis clos, il devient possible d’entretenir une image de soi sans faille. C’est là que le narcissisme défensif se glisse : non dans une arrogance visible, mais dans un besoin impérieux de se sentir irréprochable. L’autre devient un danger potentiel : celui qui pourrait faire émerger une part plus vulnérable, moins brillante. L’indépendant·e enfermé·e dans cette logique finit souvent par ressentir une solitude sourde, mais reste incapable de lier cela à sa défense initiale. Il faut du temps pour reconnaître que le lien, même conflictuel, peut nourrir — à condition d’avoir construit une sécurité intérieure.
Exemple : Samir, 36 ans, performant mais intranquille
Samir, 36 ans, s’est lancé à son compte après une carrière en entreprise. Il est fier de ce qu’il accomplit, maîtrise ses projets de bout en bout. Mais il confesse qu’il vit très mal les remarques ou les retours négatifs de ses clients, et qu’il évite tout échange en profondeur. En thérapie, il évoque une enfance où il devait toujours être à la hauteur, ne jamais se plaindre, ne jamais montrer ses doutes. Il comprend que son indépendance est devenue une scène où il joue un rôle valorisant, mais rigide. Il commence à s’autoriser des collaborations choisies, à reconnaître que son besoin de contrôle était lié à la peur d’être dévalorisé. En explorant cette part plus fragile de lui-même, il découvre une forme d’apaisement qu’aucun succès solitaire ne lui avait jamais vraiment apporté.
Retrouver une image de soi plus souple
L’indépendance est une ressource précieuse lorsqu’elle permet la créativité, la liberté, la responsabilité. Mais quand elle devient un refuge narcissique, elle isole le sujet dans une image figée, inattaquable mais étroite. Réintégrer un peu d’imprévu, de lien, d’imperfection permet d’ouvrir la représentation de soi. Il ne s’agit pas de renoncer à l’autonomie, mais de ne plus en faire une posture défensive. C’est dans cette souplesse que le sujet peut retrouver sa singularité, non comme performance, mais comme présence vivante.