Devenir indépendant pour ne plus dépendre : autonomie ou peur du lien ?

Travailler en indépendant est souvent perçu comme un choix de liberté. Plus de hiérarchie, plus de compte à rendre, plus de contraintes collectives. Pourtant, pour certains, ce choix ne répond pas tant à un désir d’autonomie qu’à une stratégie d’évitement plus profonde. Ce qui se rejoue alors, c’est une peur du lien, une angoisse de dépendance, et parfois un refus inconscient de toute forme d’engagement relationnel. Le travail devient un espace de contrôle absolu, où l’on tente de garder la main sur tout pour ne pas se retrouver, à nouveau, en position de vulnérabilité.
Une autonomie façonnée par l’angoisse
Nombre d’indépendants revendiquent leur liberté comme un atout, une conquête, une affirmation de soi. Mais chez certains, cette autonomie prend la forme d’un isolement soigneusement construit pour ne pas revivre une expérience de dépendance vécue comme menaçante. Le lien à l’autre — qu’il soit hiérarchique, collégial ou collaboratif — réactive une inquiétude plus archaïque : celle d’être capté, submergé, ou trahi. Alors on choisit le seul cadre qui semble sûr : le sien. On définit les règles, les rythmes, les modalités. Et dans ce périmètre contrôlé, la subjectivité peut s’exercer… mais souvent au prix d’un appauvrissement du lien. Ce n’est plus l’autonomie qui est recherchée, mais l’immunité contre l’imprévisibilité relationnelle.
Un refus masqué de toute autorité symbolique
Ce besoin de maîtrise peut aussi révéler une difficulté à tolérer toute forme d’autorité symbolique. Le travail salarié, avec ses contraintes, ses figures d’encadrement, ses règles implicites, devient alors insupportable pour celui ou celle qui n’a pas pu construire une représentation intérieure suffisamment sécurisante de la loi. Le chef est perçu comme une menace, la règle comme une soumission. Devenir indépendant permet alors d’échapper à cette conflictualité interne, mais sans jamais la résoudre. Le sujet garde l’illusion qu’il n’est redevable à personne, qu’il ne doit rien, qu’il peut tout contrôler. Mais cette illusion est fragile. Car à force de tout décider seul, on perd parfois le sentiment d’être reconnu, entendu, légitimé. Ce que l’on fuit revient sous une autre forme : l’isolement, le doute, la fatigue de porter seul le cadre.
Exemple : Jérôme, 41 ans, libre mais seul
Jérôme, 41 ans, a quitté un poste en agence pour se lancer en freelance. Il dit qu’il “ne supportait plus d’avoir un chef”, qu’il voulait “pouvoir respirer”. Mais deux ans plus tard, il se sent seul, surmené, et incapable d’accepter la moindre critique ou suggestion. En thérapie, il évoque une enfance avec un père intrusif, dominateur, et une impression constante de devoir se battre pour exister. Devenir indépendant a été pour lui une revanche silencieuse, une manière de reprendre le contrôle. Mais il découvre aussi que cette position radicale l’empêche aujourd’hui de coopérer, de se sentir accompagné. Il commence à envisager que la vraie liberté ne réside pas dans l’absence de lien, mais dans la capacité à y être sans se perdre.
Vers une autonomie habitée
L’indépendance peut être un espace précieux de création, de souplesse, de singularité. Mais lorsqu’elle devient une forteresse, elle enferme plus qu’elle ne protège. Ce n’est pas le lien qui est à fuir, mais la confusion entre lien et menace. Apprendre à se situer, à dialoguer sans se soumettre, à coopérer sans s’effacer permet d’ouvrir un autre type d’autonomie : celle qui ne cherche plus à éviter l’autre, mais à composer avec lui. Une autonomie vivante, et non défensive.