Statut d’indépendant : l’obligation d’assumer une position d’adulte

Travailler à son compte est souvent présenté comme une liberté : liberté d’organisation, de choix, de rythme. Mais cette liberté a un prix, parfois sous-estimé. Car derrière l’absence de hiérarchie se cache une réalité plus exigeante : l’obligation de se positionner sans appui, de décider seul, de contenir soi-même les incertitudes. Le statut d’indépendant engage le sujet bien au-delà du travail : il le convoque dans une position d’adulte, qui ne peut plus s’abriter derrière une structure protectrice. Pour certains, cela ouvre un espace de croissance. Pour d’autres, cela révèle une difficulté à contenir le vide laissé par l’absence de cadre.
La fin des figures tutélaires
Dans un emploi salarié, les repères sont clairs : horaires définis, missions cadrées, validation extérieure. Même en cas de désaccord, il y a toujours une instance à laquelle se référer, un supérieur à qui transférer une part de la responsabilité. L’indépendant, lui, doit tout assumer. Il est à la fois l’auteur, le garant, le soutien de sa propre trajectoire. Cette autonomie peut révéler une maturité, mais aussi activer des zones de fragilité : peur de mal faire, d’être illégitime, de ne pas exister en dehors du regard structurant d’un tiers. Être seul face à ses décisions, c’est devoir habiter une position adulte pleine, sans recours.
Un exemple : Julien et la confrontation à soi
Julien, 35 ans, a quitté la fonction publique pour devenir consultant indépendant. Il cherchait plus de sens, plus de souplesse, plus de contrôle. Mais après quelques mois, il se sent submergé : aucun retour, aucune règle, personne pour valider ce qu’il fait. Il réalise que ce qui le tenait auparavant, ce n’était pas la passion, mais le cadre. Loin d’être libéré, il se sent exposé, parfois infantile dans ses doutes, ou dépendant du moindre signe extérieur. L’autonomie l’oblige à se constituer comme sujet entier, sans tuteur symbolique. Ce qu’il croyait être une fuite vers la liberté s’avère être une confrontation directe avec sa propre structuration psychique.
L’indépendance comme épreuve narcissique
Le statut d’indépendant ne tolère pas les dépendances invisibles. Il met à nu les attentes de reconnaissance, les besoins d’autorisation, les conflits avec l’autorité intériorisée. Travailler seul, c’est devoir contenir les moments de vide, les doutes sur la valeur de ce que l’on propose, l’angoisse de ne pas être appelé. Il faut générer soi-même le mouvement, s’organiser sans cadre, se valider sans témoin. Pour certains, cette exigence réveille une régression : on cherche des figures parentales dans les partenaires, on attend des clients qu’ils reconnaissent ce que les parents n’ont jamais dit. Ce n’est pas l’indépendance qui épuise, mais la place psychique qu’elle impose.
Habiter cette place sans s’effondrer
Assumer une position d’adulte, c’est accepter de ne plus attendre que quelqu’un d’autre vienne structurer notre place. Cela ne signifie pas tout maîtriser, mais tenir, sans transfert excessif, une forme de verticalité intérieure. L’indépendance devient alors un lieu de subjectivation : non plus une fuite du cadre, mais une manière de s’en passer sans se dissoudre. Ce mouvement suppose du temps, parfois un accompagnement, et surtout une lucidité : être seul professionnellement, c’est devoir être multiple intérieurement. Ce n’est pas une preuve de toute-puissance, mais une épreuve structurante.