L’injonction au bonheur dans certaines entreprises

Dans certaines organisations, le bien-être est partout : affiché sur les murs, promu dans les newsletters internes, célébré lors de journées dédiées. On y parle d’épanouissement, de motivation, de sens au travail. À première vue, cela semble positif. Qui pourrait critiquer un management attentif à la qualité de vie ? Pourtant, ce discours peut devenir paradoxalement oppressant. Lorsque le bonheur devient une norme à atteindre, il ne libère plus : il contraint. Et derrière cette valorisation continue du bien-être peut se cacher une stratégie de régulation affective plus complexe, voire une injonction qui empêche toute expression authentique du malaise.
Le bonheur comme obligation silencieuse
Dans certaines entreprises, le salarié ne doit pas seulement être efficace, il doit aussi être enthousiaste. Les émotions négatives sont peu à peu dévalorisées, assimilées à un manque d’adaptation ou à une fragilité individuelle. On n’a plus le droit d’être fatigué, inquiet, désengagé. Il faut aimer son travail, s’y sentir bien, le dire, l’incarner. Cette exigence de positivité affective génère un double bind : souffrir devient non seulement un problème, mais aussi une faute. L’espace psychique se rétrécit. Ce n’est plus seulement la performance qui est évaluée, mais l’adhésion émotionnelle à une culture de l’enthousiasme.
Un exemple : Julie et la fatigue honteuse
Julie, 34 ans, travaille dans une entreprise de communication réputée pour son management bienveillant. Salle de sieste, cours de yoga, séminaires sur le sens au travail : tout est prévu pour que les salariés « se sentent bien ». Mais Julie s’épuise. Elle n’ose pas le dire. Elle a l’impression que reconnaître sa lassitude reviendrait à trahir un idéal collectif. Elle sourit en réunion, participe aux activités de cohésion, tout en se sentant de plus en plus étrangère à ce discours uniforme. Quand elle finit par parler de son mal-être, elle est invitée à prendre des jours de repos « pour revenir plus alignée », comme si le problème venait de sa perception. Ce qui l’épuise, ce n’est pas tant la charge de travail que le droit subtil mais persistant de ne pas aller bien.
La négation du conflit comme norme culturelle
Ce type d’injonction au bonheur repose souvent sur un évitement plus large : l’évitement du conflit, de la plainte, du doute, bref, de toute forme de négativité perçue comme dissonante. La culture d’entreprise ne tolère alors plus l’ambivalence, la nuance ou la critique. Les collaborateurs doivent adhérer, sinon ils détonnent. Cette atmosphère, bien que douce en apparence, peut devenir hautement anxiogène : on ne sait plus où poser son mal-être, ni comment l’exprimer sans se mettre à l’écart. La positivité devient une langue officielle, qui interdit les autres registres. Le bonheur n’est plus un droit, mais un devoir silencieux.
Réhabiliter l’espace du réel
Sortir de cette injonction ne signifie pas rejeter toute forme de bien-être au travail, mais reconnaître que le bonheur ne se décrète pas, ne se mesure pas, ne s’impose pas. Il suppose des espaces de parole ouverts, non conditionnés par des attentes émotionnelles normées. Cela passe aussi par l’acceptation que le travail n’est pas toujours une source d’épanouissement immédiat, et que le désaccord ou la fatigue peuvent coexister avec l’engagement. Créer du lien au travail, ce n’est pas nier les tensions : c’est les accueillir sans les disqualifier. À trop vouloir faire du bonheur une valeur, on en oublie parfois qu’il a besoin, pour exister, de liberté intérieure.