La femme fatale ou sacrifiée : deux visages d’un même fantasme

Elles traversent les scènes avec éclat ou silence : l’une séduit et domine, l’autre endure et s’efface. La femme fatale et la femme sacrifiée semblent opposées, mais révèlent un même fantasme inconscient de maîtrise et de perte. Toutes deux sont construites autour d’un excès : trop de désir ou trop de soumission, trop d’indépendance ou trop de don. Elles ne sont pas des figures réalistes, mais des projections puissantes, issues d’un imaginaire collectif où le féminin est souvent assigné à l’abîme ou au mythe. Le théâtre, en les mettant en scène, expose autant qu’il interroge ce dualisme archaïque.
Deux rôles pour une même angoisse
La femme fatale fascine, mais inquiète. Elle incarne une liberté sexuelle et symbolique qui déstabilise les repères masculins et sociaux. En face, la femme sacrifiée rassure, mais révolte : elle absorbe la douleur, elle aime malgré tout, elle se tait ou se consume. Ces deux figures ne sont pas des pôles équilibrés, mais des caricatures affectives, forgées dans une culture où la femme est soit menace, soit offrande. Dans Phèdre, Médée ou Antigone, cette polarisation s’exprime avec force : soit la femme se perd dans sa puissance, soit elle disparaît dans son abnégation. Dans les deux cas, elle ne s’appartient pas.
Le regard masculin en miroir
Ces archétypes se construisent dans un regard, souvent masculin. La femme n’est pas seulement celle qui agit ou subit, elle est celle que l’on voit, que l’on imagine, que l’on redoute. La scène devient alors le lieu d’un fantasme projeté : la femme fatale attire pour mieux punir, la femme sacrifiée rassure pour mieux culpabiliser. Le public, pris dans ce jeu de représentations, réagit à ces figures comme à des zones interdites ou sacrées. Mais rarement comme à des sujets. Le théâtre classique a renforcé cette dissociation. Le théâtre contemporain, plus libre, tente de déconstruire ces rôles figés, mais leur empreinte reste vive.
L’exemple d’Anaïs, bouleversée par une femme qu’on ne sauve pas
Anaïs, 37 ans, assiste à une adaptation de Miss Julie. La protagoniste alterne domination et soumission, orgueil et effondrement. À la fin, Anaïs ne sait plus si elle la déteste ou si elle veut la prendre dans ses bras. Ce mélange l’envahit. Elle comprend que cette figure n’a pas de sortie : ni reine, ni martyr, Miss Julie est prise dans un imaginaire qui la rend responsable de tout. Ce n’est pas le personnage qui trouble Anaïs, mais ce qu’il révèle d’elle-même : une tension constante entre vouloir exister pleinement et devoir s’excuser d’en faire trop.
Vers un féminin dés-assigné
Ce que montre le théâtre, en rejouant ces figures extrêmes, c’est la difficulté à penser le féminin hors du fantasme. La femme fatale et la femme sacrifiée sont deux modalités d’une même assignation : exister pour l’autre, dans l’excès ou l’effacement. Le théâtre peut alors devenir un lieu de réécriture, un espace pour faire apparaître d’autres visages, moins lisibles, plus ambigus. Des femmes ni victimes, ni fascinantes, mais simplement présentes. Ce déplacement est encore fragile, mais nécessaire. Car tant que la scène ne propose que deux extrêmes, le féminin reste une fiction projetée, non une voix incarnée.