La survalorisation de la “bonne ambiance”

Certaines organisations ne jurent que par la convivialité. L’ambiance y est décrite comme “familiale”, “détendue”, “agréable”, et cette tonalité devient un signe distinctif, une fierté. Les nouveaux arrivants sont évalués autant sur leur capacité à s’intégrer à cette culture que sur leurs compétences. Pourtant, quand cette bonne humeur devient une valeur implicite non négociable, elle peut faire pression sur les subjectivités. Il ne s’agit plus d’une ambiance chaleureuse, mais d’une injonction silencieuse à ne jamais détonner, à rester léger, lisse et enthousiaste — même quand ce n’est plus possible.
Une ambiance imposée, plus qu’incarnée
À force d’être érigée en norme, la “bonne ambiance” devient une grille de lecture permanente. Tout comportement perçu comme froid, réservé ou tendu est discrètement disqualifié. Il faut sourire, relancer les blagues, paraître à l’aise en toute circonstance. Le lien social est valorisé, mais selon des codes précis : présence aux pots, échanges informels, enthousiasme de façade. Ceux qui n’adhèrent pas sont vite considérés comme à part, voire comme un danger pour l’équilibre collectif. Ce qui est présenté comme spontané relève en réalité d’un ajustement stratégique constant.
Exemple : Claire, à côté du décor
Claire, 26 ans, intègre une agence de communication où la “bonne ambiance” est un marqueur fort. Les déjeuners d’équipe sont joyeux, les échanges ponctués de plaisanteries. Très vite, Claire ressent un malaise : elle peine à trouver sa place dans ces interactions, se sent obligée de rire, d’aller aux afterworks, de masquer ses journées difficiles. En séance, elle évoque une sensation familière : “Quand j’étais enfant, il fallait toujours être joyeuse à table, même quand ça n’allait pas.” Elle réalise que cette ambiance soi-disant bienveillante la renvoie à un ancien refoulement : celui de toute émotion dissonante.
Une pression invisible sur l’affect
La “bonne ambiance” devient un impératif silencieux. Elle produit une atmosphère où le lien semble fluide, mais où la divergence est difficile à habiter. Ce n’est pas qu’il soit interdit d’être fatigué ou inquiet, mais cela ne trouve pas d’espace d’accueil. Tout semble devoir rester à la surface, dans le ton, dans la forme. Les tensions ne sont pas traitées, elles sont contournées par l’humour ou noyées dans la dynamique collective. Ceux qui ne s’adaptent pas finissent par douter d’eux-mêmes, se repliant sur leur poste ou adoptant une posture de retrait discret pour ne pas perturber.
Réhabiliter la place du vrai
Une ambiance agréable n’a rien de problématique en soi. Elle devient toxique lorsqu’elle exclut tout ce qui n’y correspond pas, lorsqu’elle empêche la parole vivante, nuancée, parfois rugueuse. Introduire un peu de vrai dans ces espaces — une émotion, une réserve, une parole maladroite mais sincère — peut produire un soulagement discret. Le lien ne s’abîme pas quand il affronte la dissonance ; il s’épaissit. C’est ainsi qu’un collectif cesse d’être une scène où il faut jouer un rôle, pour devenir un espace où l’on peut exister, avec ses variations.