Le fantasme d’un collectif parfaitement harmonieux

Dans certaines équipes, tout semble réglé, fluide, sans heurts. Les échanges sont cordiaux, les tensions rares, les décisions prises dans un consensus apparent. Cette atmosphère peut être apaisante, mais elle n’est pas toujours le reflet d’un fonctionnement mature. Lorsque la recherche d’entente devient un objectif en soi, elle peut masquer une peur du conflit si intense qu’elle interdit toute expression de désaccord. Ce n’est plus l’harmonie réelle qui est visée, mais une surface sans aspérité, obtenue au prix d’une neutralisation affective et d’un renoncement à la différenciation.
Une paix construite sur la censure
S’il est légitime de préférer une ambiance apaisée, certains cadres collectifs vont plus loin : ils érigent le consensus en impératif moral, où toute tension devient suspecte, toute opposition perçue comme une menace. Cette posture, souvent inconsciente, permet d’éviter la confrontation, l’expression des limites, la mise en jeu des désaccords. Mais ce qui est évité se déplace : les conflits interdits en surface réapparaissent sous forme de passivité, de retraits, de communications indirectes. Le lien collectif devient alors une scène faussement lisse, où chacun et chacune joue un rôle plutôt que d’habiter sa place.
Exemple : Karim, moteur de l’harmonie
Karim, 39 ans, est chef d’équipe dans un service de développement local. Il se targue d’avoir su créer une “belle ambiance”, où “tout le monde s’écoute”. Lorsqu’un désaccord surgit, il s’empresse de le minimiser, de proposer des formules qui apaisent. En séance, il évoque une enfance dans une famille marquée par des conflits violents, où il tentait d’intervenir entre ses parents. Il a développé une capacité à anticiper les tensions, à les désamorcer, au point de ne plus supporter la moindre dissonance. Dans son équipe, cette posture l’épuise, car le coût de cette harmonie imposée devient invisible mais lourd à porter.
L’harmonie contre le conflit nécessaire
Le problème n’est pas l’harmonie en soi, mais son absolutisation. Un collectif vivant est traversé de conflits, de frictions, de différences légitimes, qui permettent l’ajustement, la création, la maturation. En cherchant à tout prix l’entente, on finit par étouffer la parole divergente, la critique fondée, voire l’individu lui-même. Le collectif devient normatif, lisse, parfois étouffant. Il ne reste que des rôles distribués, des sourires attendus, et une fatigue souterraine. L’illusion de cohésion masque alors une peur fondamentale : celle de revivre une déchirure affective ancienne, brutale, incontrôlable.
Ouvrir un espace pour le dissensus
Rompre avec ce fonctionnement demande de déconstruire l’association entre désaccord et catastrophe. Il s’agit de tolérer que la tension n’est pas toujours destructrice, qu’elle peut être contenante et structurante. Le conflit n’est pas un défaut de lien, mais une manifestation de la subjectivité en acte. Accepter cela permet de sortir du fantasme d’un collectif parfait, pour construire un groupe réel, habité, différencié. Un espace où chacun peut dire sans que cela brise, exister sans devoir s’effacer.