Choisir le même métier que son père : signe de liberté ou loyauté ?

À première vue, suivre la voie professionnelle de son père semble relever d’un choix naturel. Il connaît le métier, en parle, l’incarne. Le terrain est familier, balisé, sécurisant. Mais ce mimétisme peut aussi masquer une assignation invisible : une fidélité inconsciente à un héritage familial qui empêche d’explorer ses propres désirs. Le fils ne choisit pas un métier, il entre dans une lignée. Il ne s’autorise pas à devenir autre, par peur de trahir, de décevoir, ou de perdre le lien. Ce type de trajectoire, souvent valorisé socialement comme une continuité harmonieuse, peut en réalité être le signe d’une difficulté à se penser en dehors de la famille, à se situer comme sujet distinct.
L’identification comme refuge contre le conflit
Dans certaines configurations familiales, le père occupe une place centrale, parfois idéalisée, parfois autoritaire, mais toujours structurante. Le fils qui choisit la même profession s’épargne ainsi une séparation douloureuse. Il reste “dans les traces”, prolonge un récit, donne du sens à ce qu’il reçoit sans avoir à s’en distancier. Ce choix est souvent présenté comme “logique”, “cohérent”, mais il est parfois moins le fruit d’un élan personnel que le produit d’un refoulement : celui d’une conflictualité jamais mise en mots. En reproduisant le parcours paternel, le sujet évite de se confronter à la question de ce qu’il voudrait vraiment pour lui. Il reste dans une zone de sécurité psychique, où le risque de décevoir ou de se confronter à une désapprobation implicite est minimisé. C’est un évitement subtil de la différenciation, qui peut durer des années.
L’exemple de Mathieu : marcher dans des pas trop grands
Mathieu, 27 ans, est artisan menuisier, comme son père. Il aime le travail manuel, mais avoue ne jamais avoir envisagé autre chose. Il parle de son enfance dans l’atelier, des samedis passés à observer, des regards de fierté silencieuse. Il reconnaît que le métier lui plaît, mais dit aussi : “je ne me suis jamais demandé si j’aurais voulu autre chose.” En séance, il évoque un père taiseux, très investi dans son travail, peu démonstratif, mais toujours présent dans son rôle professionnel. Reprendre le métier familial, c’était garder un lien, tenir une place, exister là où la parole manquait. Ce choix, s’il est partiellement sincère, n’est pas totalement libre. Il a pris la forme d’un amour contenu, d’une identification protectrice qui n’a jamais laissé place à la déviation. Lorsqu’on lui demande ce qu’il aurait pu faire d’autre, Mathieu reste silencieux. Non par manque d’idée, mais par absence d’autorisation intérieure.
Quand la loyauté entrave le devenir
Suivre son père n’est pas nécessairement problématique. Mais cela le devient si le sujet n’a jamais pu envisager d’autre voie sans culpabilité. Le mimétisme devient alors assignation, non parce qu’il est imposé de l’extérieur, mais parce qu’il est profondément intériorisé. Il y a dans ces choix une part d’amour, de gratitude, de désir d’appartenance. Mais cette fidélité empêche parfois l’émergence d’un désir propre, d’un élan différencié. Le fils ne s’éloigne pas, même intérieurement. Et cette proximité maintient une fusion implicite, difficile à nommer, mais pesante à long terme. Il peut en résulter une sensation de stagnation, une lassitude inexpliquée, ou un sentiment diffus d’étouffement, qui n’ose pas se dire. Ce n’est pas tant le métier qui devient insupportable, que l’impossibilité d’avoir eu à le choisir.
S’autoriser à choisir, même depuis l’intérieur
Choisir la même voie que son père peut être un acte libre — à condition d’avoir pu penser le lien, l’interroger, et éventuellement le remettre en jeu. Ce n’est pas la similitude qui est problématique, mais l’impossibilité de la remettre en cause. C’est en autorisant cette mise à distance que le sujet peut se réapproprier son parcours : faire le même métier, mais autrement ; garder un lien, mais depuis une position différenciée. Il devient alors possible de transformer la reproduction en choix, la répétition en singularité. La fidélité alors se libère du poids de la dette. On ne rejette pas la figure du père : on la redéfinit depuis un lieu plus autonome, où le métier n’est plus un hommage muet, mais un espace d’actualisation personnelle.