Choisir un métier “utile” : altruisme réel ou évitement de soi ?

Quand le service à l’autre devient un moyen de ne pas affronter ses propres désirs, le choix d’un métier « utile » peut révéler autre chose qu’un simple altruisme. Le fait d’aider, de soigner, d’éduquer ou de secourir est souvent valorisé pour sa noblesse, son abnégation et son dévouement. Enseignants, soignants, travailleurs sociaux ou pompiers sont célébrés pour leur engagement. Mais derrière cette volonté de se rendre indispensable peut se cacher un évitement plus profond, une manière de fuir un face-à-face avec soi-même, de ne pas écouter ses conflits internes ou ses désirs propres.
Une vocation pour les autres… ou contre soi-même ?
Beaucoup choisissent des professions dites « utiles » en invoquant une volonté sincère d’aider. Enseignant, infirmier, éducateur, travailleuse sociale : autant de métiers centrés sur l’autre, valorisés pour leur contribution au bien commun. Pourtant, derrière ce choix d’altruisme peut se cacher une stratégie d’évitement de soi, où le besoin de se rendre indispensable sert à fuir des désirs plus personnels, voire plus ambivalents. Le sujet, convaincu d’agir pour le bien des autres, ne s’aperçoit pas toujours qu’il se protège aussi de l’angoisse d’un choix qui serait purement pour lui.
L’utile comme masque de l’ambivalence
Se dire « utile » permet de gommer les tiraillements intérieurs, comme si l’engagement envers autrui suffisait à donner un sens immédiat. Ce refuge dans la fonction peut masquer un conflit plus profond : choisir pour soi reviendrait à trahir une image idéale de soi, héritée de l’enfance ou d’un parent dévoué. Ainsi, l’aide devient un lieu de refuge contre le narcissisme mal vécu, contre le désir perçu comme égoïste. Il n’est pas rare que ce mécanisme soit renforcé par un contexte familial où l’on a valorisé le sacrifice plutôt que l’expression de soi.
Exemple : Damien, pompier par vocation ou par oubli de soi ?
Damien, 34 ans, est pompier depuis plus de dix ans. Il dit aimer aider les autres, se sentir vivant en situation d’urgence, être fier de sauver des vies. Mais depuis quelques mois, un sentiment de vide le ronge. Il réalise qu’il ne sait pas ce qu’il désire vraiment, en dehors de ce rôle. Sa vocation s’est imposée à lui comme une évidence, mais cette évidence était peut-être une fuite : fuir un père dépressif dont il fallait prendre soin, fuir le risque de décevoir, fuir le vertige du désir personnel. Dans les moments de pause, Damien avoue ne pas savoir ce qu’il aime, ce qui lui ferait plaisir. Son altruisme sincère cohabite avec une amnésie de lui-même.
Quand l’aide devient une identité défensive
La fonction d’aide peut devenir un contenant si puissant qu’elle efface le sujet au profit du rôle. S’oublier dans l’autre devient non seulement acceptable, mais valorisé. Pourtant, le surinvestissement de l’utile trahit souvent une difficulté à se penser en dehors du regard de l’autre. Cette position obligeante peut rassurer ceux qui peinent à se légitimer autrement. Elle permet d’éviter le travail plus incertain de l’écoute de soi, de ses frustrations, de ses contradictions. À trop vouloir être utile, certains finissent par se perdre dans des rôles qui les protègent du vertige de l’existence.
Retrouver une fonction vivante plutôt qu’idéale
Il ne s’agit pas de condamner les métiers du soin ou de l’aide, mais d’interroger la place qu’ils prennent dans la construction du sujet. Choisir l’utile ne devrait pas empêcher de rester vivant pour soi-même. Quand la vocation devient enfermement, c’est peut-être qu’elle n’était pas aussi libre qu’on l’imaginait. Revenir à ses désirs profonds, même s’ils sont partiels ou incertains, redonne du souffle à ces métiers. L’altruisme véritable ne naît pas d’un effacement de soi, mais d’une présence pleine et assumée.