Multitâche permanent : performance ou fuite de la pensée profonde ?

Répondre à un message tout en écoutant un collègue, consulter un tableau tout en prenant des notes, alterner les tâches sans jamais s’arrêter : pour beaucoup, le multitâche est devenu la norme. Il témoignerait d’une grande efficacité, d’une agilité mentale et d’un sens de l’adaptation. Mais cette fragmentation de l’attention cache parfois une fuite plus silencieuse : celle de tout ce que la concentration prolongée pourrait faire émerger. Ce n’est pas le temps qu’on économise, c’est le lien au soi profond qu’on évite.
Éviter le vide entre deux pensées
Travailler sur plusieurs choses à la fois peut donner une illusion de vivacité. Pourtant, ce rythme ne laisse aucun espace de respiration psychique, aucune traversée du silence intérieur. Dans ces interstices que le multitâche élimine, quelque chose pourrait apparaître : une pensée plus lente, une émotion refoulée, une inquiétude latente. En les remplissant à toute vitesse, on maintient à distance ce qui pourrait déstabiliser. Le multitâche devient un mécanisme de défense contre la profondeur, un écran contre l’introspection.
Le mouvement pour éviter l’effondrement
Chez certains, cette accélération permanente est une manière de se maintenir à flot. Ne rien faire qu’une chose, c’est prendre le risque de s’y confronter pleinement. Et si cette chose venait à échouer, décevoir ou frustrer, il n’y aurait plus d’alternative immédiate. Multiplier les tâches permet d’éviter toute identification à une seule. Cela protège, en apparence, contre l’échec narcissique. Mais cette dispersion fragilise à long terme le sentiment d’unité intérieure, rendant de plus en plus difficile le retour à une pensée continue et contenante.
L’exemple de Claire : une rigidité protectrice
Claire, 36 ans, cheffe de projet dans une entreprise de design, structure son quotidien avec une rigueur implacable. Chaque moment de sa journée est anticipé, chaque variable maîtrisée. Lorsqu’une amie l’invite à la dernière minute ou qu’une réunion est déplacée, elle se referme, esquive ou oppose un refus net. Derrière cette fermeté apparente, se cache une hypersensibilité qu’elle garde soigneusement enfouie. L’imprévu ne lui pose pas tant un problème logistique qu’un problème de lien : il réactive chez elle une forme de sidération affective déjà éprouvée enfant, dans un climat familial instable, avec une mère changeante et un père peu présent émotionnellement. Son besoin de cadre est devenu une forteresse contre une mémoire affective encore à vif.
Retrouver la capacité à s’absorber
Sortir du multitâche ne revient pas à faire moins, mais à faire autrement. C’est réapprendre à s’absorber, à tolérer la lenteur, à accueillir ce qui remonte quand on se concentre vraiment. Cette capacité ne va pas de soi : elle suppose un espace psychique stable, une sécurité intérieure construite. Se donner à une seule tâche, c’est faire le pari qu’elle peut contenir quelque chose de soi, et que l’on peut s’y confronter sans se perdre. C’est une manière d’habiter son activité au lieu de la fuir.