Ne jamais rien décider seul : coopération authentique ou peur de l’autonomie ?

Dans certains environnements professionnels, la coopération est un principe de fonctionnement assumé, recherché, valorisé. Mais chez certaines personnes, ce principe devient une nécessité absolue : elles consultent, partagent, valident à chaque étape, comme si décider seul représentait un danger. Cette posture, souvent interprétée comme une ouverture à l’autre, peut masquer un mouvement tout différent. Ne jamais décider seul n’est pas toujours le signe d’une posture démocratique : c’est parfois une défense contre l’angoisse d’exister comme sujet séparé, libre, responsable, donc potentiellement exposé.
L’autonomie comme menace implicite
Décider, c’est s’arracher à la fusion, affirmer un point de vue, se risquer dans une direction. Pour certaines personnes, cela réactive une angoisse ancienne : l’impression que toute individuation mène à la rupture du lien, à l’abandon, voire à la désintégration du groupe. Mieux vaut diluer la responsabilité, distribuer les choix, obtenir l’accord de tous et toutes avant d’agir. Ce fonctionnement n’est pas un choix conscient, mais un arrangement psychique permettant de maintenir une cohésion imaginaire et de ne pas se confronter à une solitude interne mal symbolisée. L’autonomie devient une zone interdite, où il faudrait tout porter seul, sans appui ni regard contenant.
Exemple : Émilie, incapable de trancher
Émilie, 33 ans, est responsable logistique dans une entreprise industrielle. Très appréciée pour sa capacité à fédérer, elle organise des réunions longues, prend soin de consulter l’ensemble des acteurs, reformule jusqu’à obtenir un consensus. Mais dans les moments critiques, elle peine à trancher. Elle dit vouloir “impliquer tout le monde”, mais en séance, elle évoque une adolescence sous le regard d’une mère très présente, exigeante, dont elle attendait la validation permanente. Émilie n’a jamais appris à se référer à elle-même : toute décision prise seule la confronte à une culpabilité confuse, comme si elle trahissait quelque chose. Elle préfère encore l’inaction que le risque d’une décision solitaire.
Une coopération qui devient dépendance
Si la coopération est saine quand elle repose sur la confiance et le partage, elle devient problématique quand elle est l’unique manière d’agir. L’impossibilité de décider seul empêche toute subjectivation réelle : il n’y a pas de position propre, pas de responsabilité assumée, mais une perpétuelle demande d’étayage. Cette dépendance déguisée finit par entraver la dynamique collective, car elle oblige l’autre à porter symboliquement ce que le sujet refuse d’habiter : le poids du choix, de l’erreur possible, du positionnement. Le groupe devient alors un contenant fusionnel, et non un lieu d’échange entre singularités différenciées.
Habiter sa position sans s’isoler
La sortie de ce fonctionnement ne passe pas par un repli autoritaire ou une brusque rupture du lien. Il s’agit plutôt de pouvoir poser un acte depuis soi, même au sein du collectif, de tolérer le désaccord, le non-alignement, la dissymétrie temporaire. Cela suppose un travail psychique profond : reconnaître que l’autonomie n’est pas une trahison, que l’on peut décider sans abandonner ni être abandonnée. C’est dans cet espace, ni fusionnel ni désertique, que peut émerger une forme d’autorité personnelle — non comme un pouvoir sur l’autre, mais comme une capacité à exister sans se fondre.