Pourquoi nous ne supportons pas certaines scènes de tendresse

Il est des moments où le spectateur détourne le regard, ressent un malaise, voire une irritation face à une scène de tendresse au cinéma. Non pas parce qu’elle serait trop mièvre ou maladroite, mais parce qu’elle touche une zone sensible. Ce rejet de l’intimité filmée ne relève pas seulement du goût ou du jugement esthétique. Il témoigne souvent de résistances inconscientes : le lien, lorsqu’il est montré dans sa simplicité ou sa profondeur, vient confronter le spectateur à des blessures ou à des manques non élaborés. Regarder autrement ce malaise, c’est entendre qu’une scène de tendresse peut, pour certains, être plus insupportable qu’une scène de violence.
La tendresse comme menace narcissique
La tendresse véritable implique une ouverture, une capacité à recevoir l’affection de l’autre. Pour un psychisme fragilisé ou défensif, cette ouverture est vécue comme une menace. Être exposé à un geste tendre ou à un regard aimant à l’écran peut réactiver des expériences d’abandon, de trahison ou de manque. Le spectateur ne supporte pas cette scène non parce qu’elle serait naïve, mais parce qu’elle rend perceptible ce qu’il n’a pas pu vivre ou intégrer. Ce rejet manifeste une défense contre l’effondrement narcissique : mieux vaut ironiser, détourner le regard ou ressentir du dégoût que de risquer de contacter cette douleur.
Le conflit avec les représentations du lien
Certaines scènes de tendresse entrent aussi en conflit avec les représentations inconscientes du lien que porte le spectateur. Si celui-ci associe l’amour ou l’intimité à la dépendance, à la perte de contrôle ou à la culpabilité, il rejettera ces images. Le cinéma agit ici comme un révélateur : il montre ce que le sujet ne peut envisager sereinement. La scène tendre devient insupportable car elle fait affleurer des fantasmes de soumission ou de fusion angoissante. Ce rejet n’est pas une réaction à la qualité du film, mais à ce qu’il vient réveiller de l’histoire affective du spectateur.
L’activation d’une douleur non élaborée
Enfin, certaines scènes de tendresse réactivent directement une douleur non élaborée. Voir à l’écran ce dont on a été privé ou ce que l’on a perdu ravive le manque. Le spectateur ne supporte pas ce qui est montré parce que cela renvoie, en creux, à une béance intérieure. Les larmes, le malaise ou le rejet ne parlent pas du film, mais d’une blessure ancienne que l’image vient effleurer. Le cinéma devient alors un espace de confrontation : ce que le sujet n’a pas pu symboliser revient sous la forme d’un malaise face à l’intimité filmée.
Exemple : Past Lives, la tendresse insoutenable du non-dit
Dans le récent Past Lives de Celine Song, de nombreux spectateurs rapportent avoir été profondément troublés, voire mal à l’aise, face aux scènes de tendresse contenue entre les deux protagonistes. Leur lien intense, marqué par l’absence de gestes spectaculaires mais traversé par une émotion silencieuse, vient toucher des zones de manque ou de renoncement. Pour certains, ces scènes réveillent des blessures liées aux séparations, aux amours impossibles ou aux liens non vécus. Ce n’est pas la douceur du film qui gêne, mais ce qu’elle vient révéler : l’espace du possible que l’histoire personnelle a parfois refermé. Past Lives illustre ainsi comment une scène de tendresse filmée peut devenir le point d’émergence d’une douleur longtemps tue.
Quand la tendresse nous met face à nos manques
Si nous ne supportons pas certaines scènes de tendresse, ce n’est pas que nous y soyons insensibles. C’est qu’elles nous confrontent, au contraire, à ce qui nous a manqué, blessé ou effrayé dans le lien. Regarder autrement ce malaise, c’est reconnaître que le cinéma nous parle alors plus de nous-mêmes que du film. Et que derrière le rejet de l’intimité filmée, il y a souvent un appel silencieux à une réparation encore inachevée.