Pourquoi nous « sautons » certains passages sans les lire

Il nous arrive, au cours d’une lecture, de sauter certains passages sans en avoir réellement conscience. Une description, un dialogue, une scène particulière attire notre regard mais nous passons aussitôt plus loin. Ce geste furtif, en apparence anodin, est souvent porteur d’une signification inconsciente. Pourquoi évitons-nous certaines pages ou certains passages ? Que nous dit cette résistance discrète sur notre rapport au texte et à nous-mêmes ?
Une stratégie d’évitement inconsciente
Sauter un passage n’est pas toujours un acte volontaire. Il s’agit souvent d’un évitement déclenché de manière automatique par l’appareil psychique. Le texte touche une zone sensible, réactive des affects ou des représentations douloureuses que le lecteur ne souhaite pas affronter. Le saut de lecture devient alors une défense silencieuse : il protège contre la mise en contact avec un contenu interne trop chargé émotionnellement. Ce geste est d’autant plus efficace qu’il reste masqué à la conscience.
Quand le texte réveille un interdit
Certains passages contiennent des thèmes ou des tonalités qui viennent heurter nos interdits internes. Leur lecture active des conflits inconscients que nous préférons ignorer. Violence, sexualité, scènes d’abandon ou de trahison : autant de motifs qui peuvent susciter un rejet implicite. Sauter le passage permet de maintenir l’équilibre psychique, au prix d’une censure momentanée. Le lecteur croit choisir ce qu’il lit, mais c’est souvent son inconscient qui guide ce mouvement d’évitement.
Exemple : une scène systématiquement contournée
Sophie, 40 ans, a constaté qu’elle sautait systématiquement les scènes de confrontation violente dans les romans policiers qu’elle affectionne. Elle pensait simplement que ces passages l’ennuyaient, mais en en parlant en thérapie, elle a compris qu’ils ravivaient un vécu ancien de violences familiales. Le rejet de ces scènes n’était pas lié à leur intérêt narratif, mais à leur charge affective. Le saut de lecture était une tentative inconsciente de protéger son équilibre émotionnel face à des souvenirs douloureux.
Le texte comme déclencheur d’angoisse
Certains contenus du texte agissent comme des déclencheurs d’angoisse. Le lecteur ne fuit pas le texte lui-même, mais ce qu’il active dans son monde interne. Ce mécanisme peut être si rapide qu’il échappe à toute prise de conscience. Sauter un passage devient alors un réflexe, une coupure opérée pour préserver une distance suffisante avec l’affect mobilisé. Ce geste est révélateur des lignes de faille inconscientes que la lecture vient frôler.
Entendre ce que l’on évite
Repérer ces gestes de saut dans la lecture peut ouvrir un espace de compréhension fécond. Ce que nous contournons révèle souvent ce qui, en nous, reste en souffrance ou en conflit. Interroger ces évitements, au lieu de les banaliser, permet d’accéder à des couches profondes de notre histoire psychique. Le texte, en activant ces résistances, offre ainsi une précieuse occasion de mieux entendre ce qui cherche à se dire en nous, par-delà le plaisir de lire.