Quand le stress collectif devient une manière de ne pas penser

Dans certaines équipes, le stress ne se vit pas seulement comme une contrainte : il devient une norme, un rythme, presque un langage commun. Chacun se plaint d’avoir trop à faire, mais personne ne ralentit. Les réunions s’enchaînent, les mails pleuvent, les urgences s’accumulent. Dans ce chaos organisé, une cohésion paradoxale s’installe : celle de ceux qui n’ont pas le temps de penser, encore moins de se parler autrement qu’à travers les tâches. Le stress devient le liant d’un collectif qui redoute, parfois sans le savoir, ce que le calme pourrait faire émerger.
Une agitation partagée qui neutralise l’intime
Ce qui semble n’être qu’une surcharge de travail peut en réalité être un mode de régulation émotionnelle. L’activité constante permet de ne pas se confronter à soi, aux autres, ni à ce qui pourrait surgir dans les temps morts. L’équipe fonctionne alors comme un système d’évitement mutuel : chacun est débordé, donc chacun est excusé de ne pas s’arrêter. Le stress devient une façon de se maintenir à distance, d’éviter les conflits profonds, les sentiments ambivalents, les déceptions possibles. Il n’est plus seulement un symptôme, mais un pacte affectif silencieux.
Exemple : Hugo, happé par l’urgence
Hugo, 34 ans, est chef de produit dans une entreprise du secteur numérique. Il enchaîne les projets, les nuits courtes, les messages le week-end. Il dit ne pas pouvoir faire autrement, que “tout repose sur lui”. Mais dès que la charge diminue, il devient irritable, se sent inutile, cherche une nouvelle urgence. En séance, il réalise qu’il redoute les moments calmes, qu’ils le renvoient à une forme de vide intérieur, autrefois vécu comme insupportable. Dans son équipe, l’agitation constante est rassurante : elle l’empêche de ressentir, de douter, de s’exposer au manque.
Le stress comme langage collectif
Cette dynamique n’est pas toujours imposée par une hiérarchie tyrannique. Elle peut naître d’un accord implicite, où chacun alimente la charge pour ne pas avoir à faire face à autre chose : la fatigue du lien, la difficulté à se positionner, les tensions larvées, ou même l’ennui. Le stress structure alors les journées, les relations, les identités. Dire qu’on est débordé devient un signe d’appartenance, une manière de se dire présent. Celui qui ralentit ou prend du recul peut être perçu comme extérieur au groupe, voire comme une menace pour son équilibre anxieux.
Réintroduire le droit à l’espace
Rompre ce cercle ne passe pas par une simple gestion du temps. Il s’agit d’oser regarder ce que l’agitation empêche de penser. Cela suppose de tolérer le vide, d’accepter la baisse d’intensité, de se confronter à ce que l’on évite collectivement en courant. C’est dans ces interstices que peut naître une parole plus libre, une respiration, un autre rapport au travail. Moins spectaculaire, mais plus habité. Sortir du stress partagé, c’est parfois retrouver une autre manière d’exister ensemble, non dans l’urgence, mais dans la présence.