Quand se fondre dans le jeu devient une échappatoire

Jouer est souvent associé à l’évasion, au plaisir ou à la détente. Mais dans certains cas, le jeu ne se contente plus de distraire : il devient un refuge, un abri psychique face à une réalité trop lourde. Les univers numériques, par leur capacité immersive, permettent une coupure radicale avec le quotidien, jusqu’à devenir des lieux d’existence à part entière. Le joueur ou la joueuse s’y installe, s’y projette, et parfois s’y perd. Ce phénomène n’a rien à voir avec une simple addiction au divertissement : il traduit souvent une tentative inconsciente de se dissocier de la douleur, de la solitude ou d’un sentiment d’échec difficilement tolérable.
Une immersion totale comme anesthésie
Dans les jeux vidéo, les frontières entre soi et l’avatar s’estompent progressivement. Plus on s’investit dans le jeu, plus la réalité semble lointaine, secondaire, floue. Ce mécanisme d’absorption psychique offre un soulagement immédiat face aux tensions internes. En se fondant dans un autre monde, on suspend temporairement ses conflits, ses responsabilités ou son mal-être. Ce n’est pas un mensonge que l’on se raconte, mais une suspension volontaire du réel, qui peut devenir nécessaire lorsque celui-ci devient trop envahissant. À travers l’avatar, on devient quelqu’un d’autre, dans un lieu sans traces, sans passé, sans mémoire.
Le refuge face à l’effondrement du lien
L’échappatoire virtuelle apparaît souvent lorsqu’un lien essentiel s’est défait. Un deuil, une rupture, une perte de statut ou un isolement progressif : autant de blessures qui rendent le monde extérieur moins habitable. Plutôt que d’affronter le vide, certain·es préfèrent l’annuler, en disparaissant dans un monde alternatif. Dans ce contexte, le jeu ne comble pas une envie de loisir, mais une béance relationnelle. Il remplace, il compense, il protège. Ce déplacement peut durer longtemps, tant qu’aucun autre espace réel ne devient soutenant. La fusion avec l’univers du jeu devient alors un mode de survie.
L’exemple de Sophie, 38 ans
Sophie s’est mise à jouer intensivement à un MMORPG après une séparation difficile. Peu à peu, son personnage est devenu sa priorité : elle passait des nuits entières à évoluer dans ce monde parallèle, se désintéressant de son travail, de ses proches, et même de son propre corps. Elle disait s’y sentir “plus présente, mais ailleurs”, comme si son moi douloureux restait de l’autre côté de l’écran. Dans ce monde où elle contrôlait tout, où ses interactions étaient maîtrisées, elle se sentait forte, vivante, et surtout invisible aux regards réels. Ce n’est que lorsque son avatar a été “tué” dans le jeu qu’elle a ressenti une douleur vive, révélant ce qu’elle avait refoulé : sa propre disparition symbolique.
Revenir sans briser ce qui protège
Il ne s’agit pas de condamner le jeu ou de chercher à en sortir à tout prix. Pour celles et ceux qui s’y réfugient, il joue une fonction de pare-excitation, de mise à distance du chaos interne. Mais revenir à soi implique de reconnaître ce que le jeu a masqué, sans le détruire trop vite. Il est parfois nécessaire de nommer ce que le personnage a porté à la place du moi, et d’accepter que cette immersion ait eu une fonction salvatrice. Le travail psychique peut alors commencer : non pas quitter le jeu, mais se reconstituer suffisamment pour pouvoir aussi exister hors de lui.