Rester fonctionnaire par fidélité à un idéal parental : sécurité ou loyauté ?

Certaines personnes conservent leur poste dans la fonction publique pendant toute leur carrière, parfois sans réelle conviction, ni attachement profond à leur mission actuelle. Elles ne sont pas maltraitées, mais pas non plus nourries. Lorsqu’on les interroge sur leur choix, les réponses sont souvent pratiques : sécurité de l’emploi, stabilité, équilibre de vie. Pourtant, pour beaucoup, ces justifications recouvrent une réalité plus complexe. Derrière cette stabilité revendiquée peut se dissimuler une fidélité inconsciente à un idéal parental transmis sans mot, une loyauté profonde envers une vision du travail comme devoir et abnégation.
Le poids d’un héritage invisible
Dans de nombreuses familles, l’entrée dans la fonction publique représente plus qu’un simple débouché professionnel : c’est l’aboutissement d’un effort de transmission, un rêve de stabilité, voire une forme de revanche sociale. Accepter un poste dans ce cadre, puis y rester, peut ainsi devenir un acte de continuation silencieuse, comme si quitter ce statut revenait à trahir un héritage. La sécurité de l’emploi, si souvent mise en avant, fonctionne ici comme une valeur transmise, investie de sens et de poids affectif. Ce n’est pas seulement le poste qu’on conserve, mais la cohérence d’un récit familial. Et plus cette fidélité est inconsciente, plus elle se confond avec une impression de choix personnel.
Un exemple : Aude, entre loyauté et stagnation
Aude, 39 ans, est fonctionnaire territoriale depuis douze ans. Elle occupe un poste stable, mais sans perspective d’évolution ni intérêt particulier pour ses missions actuelles. « Je ne suis pas mal, mais je m’ennuie », dit-elle. Lorsqu’on évoque la possibilité de reconversion, elle se crispe : « Ce serait trahir mes parents. Ils se sont battus pour que j’aie un concours. » En réalité, son père, ancien cheminot, et sa mère, institutrice, ont toujours porté la fonction publique comme un idéal de dignité. Aude ne peut pas envisager de rompre avec cette ligne sans ressentir une culpabilité profonde, comme si elle remettait en cause l’identité même de sa famille. Elle n’est pas retenue par les avantages, mais par une loyauté affective intériorisée, agissante et silencieuse.
La loyauté comme empêchement du mouvement
Rester dans la fonction publique par fidélité inconsciente à ses parents n’est pas une faute, mais peut devenir une impasse lorsqu’elle empêche toute évolution. La loyauté ancienne peut se transformer en empêchement intérieur, en injonction invisible à ne pas sortir du cadre. Toute tentative de changement active alors une angoisse diffuse : peur de décevoir, de ne plus être fidèle, de se désolidariser de ceux qui ont construit leur fierté sur ce parcours. Cette fidélité devient d’autant plus contraignante qu’elle n’est jamais discutée. Elle s’impose comme une évidence, une obligation morale, parfois confondue avec le bon sens.
Sortir de l’assignation silencieuse
Il ne s’agit pas nécessairement de quitter la fonction publique, mais de reprendre contact avec la part de soi qui désire autrement, en distinguant ce qui relève de l’histoire familiale et ce qui relève du choix individuel. Travailler la différence entre gratitude et devoir, entre héritage et assignation, permet de réinterroger le lien à son poste. Peut-être est-il encore juste, ou peut-être ne l’est-il plus. Mais tant que la loyauté inconsciente n’est pas identifiée, aucun mouvement n’est possible. Réfléchir à sa place, ce n’est pas rompre avec sa famille, c’est s’autoriser à exister en dehors du rôle qu’on y a endossé.