Travailler sans plaisir : un malaise plus profond qu’il n’y paraît

De nombreuses personnes poursuivent un travail qui ne les satisfait plus, parfois depuis des années. Elles ne s’y épanouissent pas, ne s’y projettent plus vraiment, mais restent. La lassitude est présente, l’envie d’autre chose revient régulièrement, et pourtant, aucune bascule ne s’opère. On évoque alors la sécurité, les contraintes matérielles, les responsabilités. Ces raisons sont réelles, mais elles ne disent pas tout. Car derrière ce maintien dans une activité sans désir peut se jouer un attachement inconscient à une forme de souffrance connue, voire à un rôle ancien qu’il serait trop coûteux de quitter.
Le renoncement au plaisir comme loyauté invisible
Ne pas prendre de plaisir dans son travail n’est pas seulement un effet du contexte ou des tâches répétitives. Pour certain·es, c’est une position presque familière, parfois même valorisée intérieurement : l’idée que le plaisir est suspect, secondaire ou coupable. Dans certaines histoires familiales, le sérieux, la responsabilité ou la souffrance ont été les seules voies reconnues. Travailler devient alors un acte de loyauté silencieuse : on reproduit une vision du monde où l’effort compte plus que la joie. Sortir de cette posture reviendrait à trahir une éthique héritée, voire à s’ouvrir à un vide : que reste-t-il si je cesse d’endurer ?
Un exemple : Claire et le poids du devoir
Claire, 41 ans, est cadre dans une administration. Elle décrit son travail comme « correct », sans enthousiasme. Elle n’éprouve aucun élan à y aller le matin, mais ne songe pas sérieusement à partir. Lors d’un accompagnement, elle évoque peu à peu une enfance marquée par une mère épuisée, qui travaillait sans relâche et méprisait toute idée de plaisir personnel. À travers sa propre posture professionnelle, Claire perpétue un modèle d’endurance : elle ne se donne pas le droit d’espérer autre chose. Le fait de ne pas aimer son travail ne la pousse pas à le quitter, mais confirme inconsciemment qu’elle est dans la bonne place, celle du sérieux, de la solidité, du non-désir.
Ce qu’on évite en ne partant pas
Rester dans un travail sans élan peut aussi servir de défense face à des angoisses plus profondes : l’incertitude, la perte de statut, l’éclatement d’un récit identitaire. Partir, ce serait non seulement renoncer à une stabilité, mais aussi se confronter à un inconnu psychique : qui serais-je sans ce cadre ? Certaines personnes préfèrent la sécurité d’un inconfort stable à la possibilité vertigineuse d’un ailleurs flou. Cette inertie n’est pas un défaut de volonté, mais un compromis entre une tension interne et une crainte de désorganisation. Ce qu’on maintient, ce n’est pas un poste, c’est une cohérence fragile.
Vers un rapport plus vivant au travail
Le basculement ne consiste pas toujours à démissionner, mais à réinterroger ce qui est en jeu dans la position actuelle. Il s’agit d’accueillir la part de soi qui s’est construite sans droit au plaisir, pour peu à peu réhabiliter une légitimité intérieure au désir. Parfois, cela passe par un changement de poste, parfois par une transformation du regard porté sur ce qu’on fait. Mais le mouvement essentiel est intérieur : cesser de s’identifier uniquement à ce qu’on supporte, pour se risquer à désirer autrement. Travailler autrement commence souvent par se réconcilier avec l’idée que le plaisir n’est pas un luxe, mais une boussole.