Se créer un avatar idéal pour fuir ses manques intérieurs

Choisir son avatar dans un jeu vidéo peut sembler relever du pur divertissement, du simple plaisir esthétique ou stratégique. Mais derrière ce choix se joue souvent bien plus qu’une préférence visuelle. Le personnage que l’on incarne devient un support de projection, un masque malléable sur lequel s’impriment des désirs inavoués, des carences anciennes ou des idéaux hors d’atteinte. L’avatar idéal, beau, fort, habile, ne parle pas seulement de la partie à venir : il dit quelque chose de l’être qui l’a façonné, parfois à son insu. Pourquoi tant de joueurs construisent-ils un double qui semble n’avoir rien à voir avec leur réalité ? Et si cette perfection affichée était une manière de fuir l’imperfection ressentie ?
L’illusion d’un soi sans faille
L’avatar idéal, dans sa beauté, sa puissance ou son élégance, cristallise souvent une forme de fantasme de réparation. En créant un personnage parfait, le joueur tente inconsciemment de combler un manque intérieur. Ce peut être un corps mal aimé, une voix peu affirmée, un visage jugé banal ou une histoire chargée de déceptions. Dans le monde virtuel, l’idéalisation n’a plus de limites. Le personnage devient alors une version sublimée de soi, débarrassée de toute honte ou faiblesse, support d’un narcissisme restauré par le regard des autres et par la maîtrise de son image.
Contrôler l’image pour éviter la vulnérabilité
Ce recours à l’idéal n’est pas qu’une quête esthétique : il protège aussi d’un affect plus difficile à tolérer, celui de la vulnérabilité. L’avatar parfait empêche qu’on devine ce qui, en soi, est blessé ou manquant. À travers lui, le joueur ne montre que ce qu’il accepte, contrôle ou admire. Il dissimule ainsi ses zones de fragilité, quitte à surinvestir un personnage qui n’existe que pour masquer le sentiment d’infériorité. Dans les jeux où l’apparence influe sur la reconnaissance sociale, ce mécanisme se renforce : mieux vaut paraître sûr de soi, performant, séduisant, quitte à devenir étranger à ce que l’on ressent vraiment.
Le risque d’un clivage psychique
Mais plus l’écart entre l’avatar et le moi réel se creuse, plus le risque d’un clivage intérieur augmente. À force d’investir un double idéalisé, le joueur peut perdre contact avec des parties de lui qu’il juge indignes. Il s’installe alors dans une logique défensive : ne plus se montrer tel qu’il est, mais uniquement tel qu’il voudrait être. Cette fuite en avant peut renforcer le mal-être initial, car elle empêche l’intégration de la complexité psychique. Le jeu devient alors un théâtre figé, où l’avatar règne mais où l’individu s’efface, empêché de reconnaître ses propres ambivalences.
L’exemple de Karim, 44 ans
Karim passe plusieurs heures par semaine sur un jeu de stratégie en ligne. Son avatar est toujours le même : grand, blond, musclé, aux traits nordiques. Ce personnage ne lui ressemble en rien, mais incarne, selon ses mots, “ce que j’aurais aimé être”. Il avoue se sentir mieux dans la peau de cet autre, plus sûr de lui, moins envahi par les doutes. Dans la vie réelle, Karim souffre d’une estime de soi fragile, construite sur des humiliations scolaires anciennes et un rapport difficile à son corps. Son avatar idéal l’apaise temporairement, mais ne lui permet pas encore de se réconcilier avec ses manques.
Intégrer plutôt que fuir l’imperfection
Créer un avatar idéalisé n’est pas problématique en soi. Ce qui importe, c’est ce que l’on en fait psychiquement. L’avatar peut être un appui symbolique, un espace d’élaboration, à condition de ne pas devenir un refuge rigide. Lorsque le personnage devient une obligation ou un masque perpétuel, il cesse d’être un outil de jeu pour devenir une armure contre soi-même. Accueillir ce qu’il exprime, en reconnaître les écarts, peut alors ouvrir un espace de transformation plus authentique, où l’idéalisation ne sert plus à fuir, mais à mieux se comprendre.