Travailler dans l’urgence : adrénaline ou angoisse du vide ?

Certaines personnes ne fonctionnent qu’en état d’urgence. Elles ont besoin de la pression, du compte à rebours, de la contrainte de dernière minute pour se mettre en mouvement. Cette manière de vivre le travail, souvent valorisée pour son efficacité apparente, cache parfois un mécanisme plus profond : le stress comme antidote à un vide intérieur difficilement supportable. Ce n’est pas tant l’adrénaline qui est recherchée que la disparition momentanée de soi qu’elle permet. L’agitation remplit, masque, protège. Sans elle, une inquiétude sourde, informe, remonte à la surface.
L’urgence comme étouffoir du silence intérieur
Lorsque le travail se fait dans la vitesse et la tension permanente, il laisse peu de place à l’introspection. Cette intensité, loin d’être purement contextuelle, peut répondre à un besoin inconscient : ne pas s’arrêter pour ne pas sentir ce qui manque. Le temps long, le vide entre deux tâches, la disponibilité intérieure deviennent menaçants. À l’inverse, l’urgence crée une forme d’absorption qui dispense d’avoir à penser, à ressentir, à se poser des questions. Ce que l’on prend pour une dynamique est parfois une fuite déguisée, une manière de maintenir à distance un sentiment de creux non formulé.
Exemple : Thomas, la fuite dans l’efficacité
Thomas, 34 ans, travaille dans l’événementiel. Il enchaîne les projets, dort peu, gère plusieurs urgences en parallèle. Il dit qu’il aime ça, que c’est “comme une drogue”. Mais les week-ends sans travail lui sont insupportables. Il s’agite, devient irritable, ressent un vide inexplicable. En séance, il évoque une enfance marquée par l’indisponibilité affective de ses parents, où il devait “s’occuper tout seul”. Pour Thomas, ralentir, c’est risquer de ressentir un abandon originel. L’urgence permanente lui permet d’exister dans le faire, de fuir un rapport à soi encore trop douloureux.
Une fausse vitalité
Travailler dans l’urgence donne l’illusion d’une intensité de vie, mais elle repose souvent sur une angoisse de fond, qui n’a pas trouvé de lieu symbolique pour se dire. La personne se rend disponible à tout, tout le temps, jusqu’à l’épuisement. L’efficacité devient une protection, mais aussi une prison. Elle empêche le ressenti, le vide, le repos — autant d’espaces pourtant nécessaires pour élaborer un lien intérieur plus stable. L’adrénaline, comme toute forme d’excitation défensive, finit par user ce qu’elle prétend nourrir.
Habiter le temps autrement
Il ne s’agit pas de condamner le rythme intense, mais de pouvoir en faire un choix, non une nécessité psychique. Sortir de l’urgence suppose de réapprendre à se rencontrer dans le calme, à accueillir le silence sans panique, à investir des temps morts sans culpabilité. Ce chemin passe souvent par la reconnaissance d’un manque plus ancien, d’un vide laissé inhabité. C’est en le traversant que peut naître une autre forme de présence à soi, moins brillante mais plus durable. L’efficacité alors se met au service du désir, et non de la fuite.