L’indépendant face au vide : que faire quand personne n’attend ?

Travailler à son compte est souvent présenté comme une conquête : plus de contraintes, plus de hiérarchie, une organisation personnelle maîtrisée. Pourtant, cette configuration professionnelle implique une réalité que peu osent nommer : personne n’attend vraiment l’indépendant chaque matin. Il ou elle ne manque à personne s’il ou elle ne se manifeste pas. Cette absence d’obligation extérieure peut être libératrice, mais elle confronte aussi à un vide plus profond, souvent difficile à penser.
Le vertige de ne pas être attendu
Le salarié, l’enseignant, l’infirmière, le cadre ont un lieu où leur présence est requise, une équipe, des rendez-vous, des interactions ritualisées. L’indépendant, en revanche, doit s’auto-activer sans appui ni structure collective. Ce fonctionnement demande une force psychique particulière, une capacité à se soutenir sans relais externe. Pour certains, cela provoque un vertige : à quoi bon se lever ? Pourquoi produire ? Où est l’autre ? Cette solitude n’est pas tant sociale que symbolique : c’est l’absence d’un tiers contenant, d’un cadre qui tienne lieu d’ancrage. Elle réactive parfois des angoisses plus anciennes, celles de ne pas compter, de ne pas exister pour quelqu’un, de devoir se créer seul chaque jour.
Une autonomie qui révèle une faille
Quand aucune attente ne vient rythmer les journées, le sentiment de vide s’amplifie. Ce n’est plus seulement un manque d’organisation, mais une mise à nu psychique. Certain·es indépendant·es vivent alors des phases d’effondrement silencieux : désorientation, démotivation, perte de sens. Ce qui est en jeu n’est pas un problème de productivité, mais une faille narcissique rouverte. Sans l’étayage d’un regard, d’un lien, d’un cadre, le moi se retrouve trop seul pour se sentir réel. La liberté de l’indépendance devient une épreuve. Non pas parce qu’il faut faire seul, mais parce que personne ne regarde, n’accueille, ne soutient. Le sujet doit être à la fois le moteur, la structure et le témoin de son propre mouvement.
Exemple : Aïssa, 35 ans, invisible dans l’autonomie
Aïssa, 35 ans, est coach en ligne depuis trois ans. Elle apprécie la souplesse de son rythme et la diversité de ses activités. Mais dès qu’elle a moins de clients, elle ressent une angoisse qu’elle ne s’explique pas : “je ne sais plus pourquoi je fais tout ça”. En thérapie, elle évoque une enfance marquée par une forte solitude affective, une mère souvent absente, un père inconnu. Elle comprend que son activité indépendante l’expose à cette expérience ancienne de vacuité, lorsque personne ne la sollicitait, ne l’attendait, ne lui donnait une place. En reconnaissant cela, elle commence à chercher de nouvelles formes de lien — supervision, groupe d’échange, rituel de début de semaine avec une collègue — qui lui permettent de recréer une structure symbolique là où il n’y en avait plus. Elle réinvente un espace de soutien sans renoncer à son indépendance.
Recréer du tiers là où il n’y a plus de cadre
Être indépendant, ce n’est pas devoir tout porter seul. Mais c’est souvent se heurter à une absence silencieuse : personne ne vous attend. Pour que cela ne devienne pas un vide destructeur, il faut inventer des points d’appui, des espaces de reliance, même symboliques. Créer du lien, non pas pour se soumettre, mais pour s’ancrer. Car l’indépendance psychique véritable ne consiste pas à faire sans l’autre, mais à faire avec un autre en soi.